Jane était debout à présent, les jambes encore flageolantes. Miro fut heureux de constater qu’elle récupérait aussi vite après une heure de léthargie. Il fit à peine attention aux imprécations de Quara.
« Je te parle, espèce de salopard prétentieux ! » lui hurla Quara au visage.
Il ne lui accorda aucune attention, se sentant, de fait, plutôt fier et légèrement supérieur. Jane, qui lui tenait la main, lui emboîta le pas, frôlant Quara pour sortir du dortoir. Au passage, celle-ci lui lança : « Tu n’es pas un quelconque dieu qui peut me balader à droite et à gauche sans me demander mon avis ! » Et elle la bouscula.
Pas violemment, mais Jane se rattrapa à Miro. Il se retourna, de peur qu’elle ne tombe, et eut le temps d’apercevoir Jane frapper du plat de la main la poitrine de Quara et la repousser plus violemment. Quara se cogna la tête contre la paroi du couloir et, perdant l’équilibre, tomba aux pieds d’Ela.
« Elle a essayé de me tuer ! hurla-t-elle.
— Si elle avait voulu faire ça, dit Ela d’une voix douce, tu serais en train d’aspirer le vide sidéral quelque part autour de la planète des descoladores.
— Vous me détestez tous ! » cria Quara avant de fondre en larmes.
Miro ouvrit la porte de la navette et guida Jane vers la lumière du jour. C’était la première fois qu’elle posait le pied sur une planète et qu’elle voyait le soleil avec des yeux humains. Elle demeura figée un instant, puis tourna la tête pour mieux profiter de la vue, leva les yeux vers le ciel et se mit à pleurer en s’accrochant à Miro. « Oh, Miro ! C’est trop pour moi ! Tout est si beau !
— Et c’est encore plus joli au printemps », dit-il bêtement.
Quelques instants plus tard, elle avait retrouvé suffisamment ses esprits pour affronter le monde et faire quelques pas à ses côtés. Ils pouvaient déjà voir un hovercar venant de Milagre à leur rencontre – ce devait être Ohaldo et Grego, ou bien Valentine et Jakt. Ils allaient rencontrer Jane-Val pour la première fois. Valentine, plus que quiconque, se souviendrait de Val et la regretterait certainement, mais à l’inverse de Miro, elle n’avait aucun souvenir précis de Jane, puisqu’elles n’avaient jamais été vraiment proches. Miro, en revanche, connaissant Valentine comme il la connaissait, savait qu’elle n’afficherait pas ses sentiments envers Val. Elle se contenterait de se montrer accueillante vis-à-vis de Jane et peut-être légèrement curieuse. C’est ainsi que Valentine fonctionnait. Elle ressentait tout avec une émotion intense, mais ne laissait jamais sa peine ou sa souffrance freiner sa soif d’apprendre.
« Je n’aurais pas dû faire ça, dit Jane.
— Faire quoi ?
— Être violente avec Quara. »
Miro haussa les épaules. « Elle a eu ce qu’elle cherchait. Entends-la se régaler.
— Non, ce n’est pas ce qu’elle veut. Pas au plus profond d’elle-même. Elle veut ce que tout le monde veut – elle veut qu’on l’aime et qu’on s’occupe d’elle, faire partie de quelque chose de magnifique et de bon, être respectée par ceux qu’elle admire.
— Si tu le dis…
— Non, Miro, tu le sais très bien.
— Très bien, je le sais. Mais j’ai cessé de faire des efforts depuis des années. Les besoins de Quara ont toujours été tellement énormes qu’ils en épuiseraient douze comme moi. J’avais mes propres soucis en ce temps-là. Ne me condamne pas pour l’avoir ignorée tout ce temps. Son puits de misère pourrait engloutir des cuves entières de bonheur.
— Je ne te condamne pas. Je voulais simplement… m’assurer que tu savais à quel point elle t’aime et à quel point elle a besoin de toi. J’avais besoin que tu sois…
— Que je sois comme Ender.
— Que tu montres ce que tu as de mieux en toi.
— Moi aussi j’ai aimé Ender, tu sais. Je le considère comme ce que l’on peut trouver de mieux en l’homme. Et cela ne me dérange pas que tu veuilles que je sois en partie ce qu’il a été pour toi. Du moment que tu acceptes ce qui m’est propre et non une facette de lui.
— Je ne te demande pas d’être parfait. Ni d’être Ender. Et tu ferais bien de ne pas t’attendre à ce que je sois parfaite, parce que j’ai beau essayer de faire preuve de sagesse, c’est quand même moi qui ai frappé ta sœur.
— Qui sait ? dit Miro. Vous allez peut-être devenir les meilleures amies du monde grâce à ça.
— J’espère que non. Mais si ça se passe ainsi, je ferai tout ce que je peux pour elle. Après tout, elle va devenir ma belle-sœur. »
« Vous étiez donc prêts, dit la Reine.
— Sans le savoir, c’est vrai, dit Humain.
— Et vous faites tous partie d’elle.
— Elle est délicate. Sa présence ne nous pose aucun problème. Aux arbres-mères non plus. Sa vivacité leur redonne une nouvelle jeunesse. Et si ses souvenirs leur paraissent étranges, ils donnent un peu plus de diversité à leur vie.
— Elle fait donc partie de nous tous. Ce qu’elle est désormais, ce qu’elle est devenue, est en partie reine, en partie humain et en partie pequenino.
— Quoi qu’elle fasse, on ne peut pas dire qu’elle ne nous comprend pas. Si quelqu’un devait user de pouvoirs divins, autant que ce soit elle.
— Je dois avouer que je suis un peu jalouse d’elle. Elle fait partie de vous comme je ne le pourrai jamais. Après toutes nos conversations, je n’ai toujours pas la moindre idée de ce que c’est que d’être l’un d’entre vous.
— De même que je n’ai qu’une très vague idée de la façon dont vous pensez. Mais n’est-ce pas là une bonne chose ? Le mystère est insondable. Nous ne cesserons jamais de nous étonner l’un l’autre.
— Jusqu’à ce que la mort mette un terme à toutes les surprises. »
14
« c’est ainsi qu’ils communiquent avec les animaux »
« Si seulement nous pouvions être des gens meilleurs ou plus sages,
Peut-être que les dieux nous expliqueraient
Les choses absurdes et insupportables qu’ils font. »
Murmures Divins de Han Qing-Jao
Dès que l’amiral Bobby Lands apprit que les connections ansibles avec le Congrès Stellaire avaient été rétablies, il ordonna à toute la Flotte lusitanienne de ralentir sa vitesse pour descendre juste en dessous de la limite d’invisibilité. L’ordre fut appliqué immédiatement, et il savait que d’ici une heure, pour n’importe quel observateur muni d’un télescope sur Lusitania, la flotte semblerait surgir de nulle part. Ils se dirigeraient alors à une vitesse vertigineuse vers un point bien précis de Lusitania, leur puissant bouclier de défense toujours en position pour les protéger contre les dégâts dévastateurs d’une éventuelle collision avec des particules sidérales. La stratégie de l’amiral Lands était simple. Ils s’approcheraient de Lusitania le plus rapidement possible sans effet de relativité. Il lancerait le Petit Docteur en fin d’approche, une brèche de quelques heures tout au plus. Puis il ramènerait sa flotte à vitesse relativiste, si bien que lorsque le Dispositif DM exploserait, aucun de ses vaisseaux ne se trouverait dans son rayon de destruction.
C’était une stratégie simple et efficace, basée sur la présomption que Lusitania ne possédait aucune défense. Mais pour Lands, il ne fallait pas se reposer uniquement sur cette hypothèse. D’une manière ou d’une autre, les rebelles de Lusitania avaient acquis assez de moyens pour se trouver en mesure, à l’approche du terme du voyage, de couper toutes les communications entre la flotte et le reste de l’humanité. Peu importait que ce problème ait été créé par un programme de sabotage informatique ingénieux et très envahissant ; peu importait que ses supérieurs lui aient assuré que ce fameux programme avait prudemment été éradiqué juste avant que la flotte n’arrive à destination. Lands n’avait nulle envie de se laisser berner par une apparente vulnérabilité. L’ennemi avait déjà montré que ses effectifs étaient inconnus, et Lands devait être prêt à tout. C’était la guerre, une guerre totale, et il n’allait pas risquer de faire échouer sa mission par négligence ou excès de confiance. Dès qu’il avait reçu son affectation, il avait été pleinement conscient que l’on se souviendrait de lui dans les annales de l’histoire humaine comme du Deuxième Xénocide. Il n’était pas facile de contempler l’extermination d’une espèce extraterrestre, surtout lorsque l’on considérait que les piggies de Lusitania, d’après leurs recherches, ne représentaient aucune menace envers l’humanité. Et même lorsque les extraterrestres constituaient bien une menace, comme les doryphores à l’époque du Premier Xénocide, il y avait eu un type au grand cœur se faisant appeler le Porte-Parole des Morts pour en brosser un portrait idyllique où il dépeignait ces monstres comme une communauté utopique ne voulant aucun mal à l’humanité. Comment l’auteur d’une telle œuvre pouvait-il savoir ce que les doryphores avaient réellement en tête ? C’était en fait une monstruosité que d’écrire cela, car cela traînait dans la boue le nom de l’enfant héros qui avait si brillamment vaincu les doryphores et sauvé l’humanité.
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