Lands avait accepté sans l’ombre d’une hésitation le commandement de la Flotte lusitanienne, mais depuis le début du voyage il avait passé une bonne partie de ses journées à étudier le peu d’informations disponibles concernant Ender le Xénocide. L’enfant, bien évidemment, n’avait pas été conscient de commander la véritable flotte humaine à travers les ansibles ; il croyait faire partie d’un programme de simulation rigoureux. Il avait néanmoins pris les bonnes décisions à un moment critique – en choisissant d’utiliser l’arme à laquelle il lui était interdit de recourir contre des planètes, et en faisant ainsi exploser la dernière planète des doryphores. Cela avait été la fin de la menace qui pesait sur les hommes. C’était l’action nécessaire, ce que l’art de la guerre commandait de faire, et à cette époque l’enfant avait été, à juste titre, acclamé comme un héros.
Et pourtant, en quelques décennies, l’opinion avait été retournée par un livre pernicieux s’intitulant La Reine , et Ender Wiggin, déjà pratiquement en exil dans quelque nouvelle colonie sur une autre planète, avait disparu de l’histoire alors que son nom était devenu le synonyme de l’extermination d’une race d’êtres si doux, si bons et tellement incompris.
S’ils ont pu se retourner contre l’enfant apparemment innocent qu’était Ender Wiggin, que feront-ils de moi ? se répétait Lands en boucle. Les doryphores étaient des êtres brutaux, des tueurs sans âme, possédant des flottes à la puissance de feu dévastatrice, alors que je suis sur le point de tuer les piggies, qui se sont certes livrés à quelques tueries, mais à une échelle insignifiante… quelques chercheurs qui avaient sans doute bravé quelque tabou local. Les piggies n’avaient certainement pas, ni maintenant, ni dans un futur proche, les moyens de s’envoler de leur planète pour aller défier la supériorité de l’homme dans l’espace.
Et pourtant Lusitania était aussi dangereuse que les doryphores – peut-être plus. Car un virus sévissait sur cette planète, un virus mortel pour tous les humains qui entraient en contact avec lui, forçant les victimes à prendre des antidotes à doses régressives pendant le restant de leurs jours. De plus, le virus avait la réputation d’évoluer très rapidement.
Tant que le virus ne quittait pas Lusitania, le danger demeurait faible. Mais deux scientifiques arrogants de Lusitania – les dossiers indiquaient qu’ils s’appelaient Marcos « Miro » Vladimir Ribeira von Hesse et Ouanda Figueira Mucumbi – avaient violé les termes de la convention des colonies humaines en fournissant des technologies illégales et des formes biologiques aux piggies. Le Congrès Stellaire avait réagi comme il le devait, en renvoyant les contrevenants devant le tribunal d’une autre planète, où, bien sûr, ils avaient dû être mis en quarantaine – mais la leçon devait être prompte et sévère afin de dissuader toute personne sur Lusitania d’enfreindre les lois qui protégeaient les humains du virus de la descolada. Qui aurait pu croire qu’une si petite colonie humaine oserait défier le Congrès en refusant d’arrêter ces criminels ? À partir de là, il n’y avait pas d’autre solution que d’envoyer une flotte détruire Lusitania. Car tant que la révolte y grondait, le risque que des vaisseaux quittent la planète en emportant à leur bord un fléau destructeur menaçant le reste de l’humanité était trop grand.
L’affaire était simple. Pourtant, Lands le savait, dès que le danger serait écarté, dès que la menace du virus n’inquiéterait plus personne, les gens oublieraient quelle avait été l’ampleur du danger et commenceraient à s’apitoyer sur le sort des piggies, ces malheureuses victimes exterminées par l’impitoyable amiral Bobby Lands, le Deuxième Xénocide.
Lands n’était pas insensible. Qu’il puisse être plus tard un objet d’exécration l’empêchait de dormir la nuit. De plus, il n’appréciait pas la tâche qui lui avait été confiée – ce n’était pas un homme violent, et l’idée de détruire non seulement les piggies mais aussi toute la population humaine de Lusitania le rendait malade. Personne à son bord ne pouvait ignorer la répugnance qu’il avait à accomplir sa mission, mais personne ne devait non plus douter de sa farouche détermination à s’en acquitter.
Si seulement il y avait un autre moyen, ne cessait-il de se répéter. Si seulement, lors de notre retour en temps réel, le Congrès pouvait nous avertir qu’un antidote ou un vaccin efficace a été trouvé pour lutter contre la descolada. N’importe quoi qui puisse nous assurer que tout danger est écarté. N’importe quoi qui nous permette de garder le Petit Docteur, désactivé, dans le vaisseau amiral.
Mais de tels désirs ne méritaient même pas d’être qualifiés d’espoirs. Il n’y avait aucune chance que cela se produise. Même si un remède avait été trouvé sur Lusitania, comment faire parvenir l’information ? Non, Lands devait accomplir sciemment ce qu’Ender Wiggin avait accompli en toute innocence. Et c’était ce qu’il ferait. Il en supporterait les conséquences. Il ferait face à ceux qui le conspueraient. Car il saurait avoir agi pour le bien de l’humanité. En comparaison de quoi, il importait peu qu’un individu soit honoré ou détesté à tort.
Dès que le réseau ansible fut de nouveau opérationnel, Yasujiro Tsutsumi envoya ses messages, puis se dirigea vers le neuvième étage de son immeuble, où se trouvait l’appareillage, et se mit à attendre fébrilement. Si la famille jugeait que son idée valait la peine d’être prise en considération, ils demanderaient une conférence en direct, et dans ce cas, il ne voulait pas les faire attendre. Et si jamais ils répondaient par une réprimande, il voulait être le premier à la lire. Ainsi ses subalternes et ses collègues de Vent Divin recevraient la nouvelle de sa propre bouche et non par des bruits de couloirs.
Aimaina Hikari était-il conscient de ce qu’il avait demandé à Yasujiro ? Il était au sommet de sa carrière. S’il se débrouillait bien, il voyagerait d’une planète à une autre, deviendrait l’un de ces dirigeants membres de l’élite, affranchis des limites du temps, voyageant dans le futur par un effet de dilatation temporelle du voyage stellaire. Mais si jamais l’on jugeait qu’il n’était digne que d’être un second couteau, il stagnerait, voire régresserait dans la hiérarchie de l’organisation ici, sur Vent Divin. Il ne partirait jamais et devrait constamment faire face aux regards compatissants de ceux qui le sauraient dépourvu de l’envergure nécessaire pour se hisser au-dessus d’une vie insignifiante, jusqu’à l’éternité gratifiante de la direction supérieure.
Aimaina devait vraisemblablement savoir tout cela. Mais même s’il ignorait à quel point la position de Yasujiro était fragile, en avoir connaissance ne l’aurait pas arrêté. Quelques carrières pouvaient être sacrifiées quand il s’agissait de sauver une race entière de l’extermination. Était-ce la faute d’Aimaina si ce n’était pas sa propre carrière qui était en jeu ? C’était un honneur qu’il ait choisi Yasujiro, qu’il l’ait jugé suffisamment digne de reconnaître le péril moral que courait le peuple Yamato et suffisamment courageux pour agir en conséquence, quel que soit le prix personnel à payer.
Un immense honneur – Yasujiro espérait que cela suffirait à le combler si tout devait échouer. Car il quitterait la compagnie Tsutsumi s’il devait être réprimandé. S’ils ne faisaient rien pour contrer la menace, il ne pourrait pas rester. Ni se taire. Il parlerait et condamnerait Tsutsumi comme les autres. Il ne les menacerait pas d’une telle action, car la famille avait toujours, à juste titre, méprisé les menaces. Il se contenterait de parler. Alors, pour le punir de les avoir trahis, ils feraient tout ce qui serait en leur pouvoir pour le détruire. Aucune compagnie ne voudrait le reprendre. Il ne pourrait avoir accès à aucun poste public. Il ne plaisantait pas lorsqu’il avait dit à Aimaina qu’il viendrait vivre avec lui. Une fois que les Tsutsumi avaient décidé de punir, le scélérat n’avait plus qu’à solliciter l’aide de ses amis – si toutefois il en restait qui ne craignaient pas l’ire des Tsutsumi.
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