— Tu as l’air si fatiguée, observa Miro.
— Cela me demande toute mon énergie, répondit-elle. Et ce n’est pas fini. Maintenant je vais perdre les arbres-mères. C’est une part de moi-même que je perds, Miro. Tu te souviens de ce que tu as ressenti en perdant le contrôle de ton propre corps, lorsque tu étais lent et handicapé ? C’est ce qu’il va m’arriver lorsque les arbres-mères auront disparu. »
Elle se mit à pleurer.
« Arrête, dit Miro. Arrête tout de suite. Reprends-toi, Jane, tu n’as pas de temps à perdre avec ça. »
Elle se délivra des sangles qui la maintenaient sur le lit.
« Tu as raison. Ce corps est parfois trop difficile à contrôler.
— Le Petit Docteur doit être à une certaine distance de la planète pour être efficace – les champs se dissipent très rapidement s’il n’y a pas de masse pour les supporter. Nous avons donc un peu de temps, Jane. Peut-être une heure environ. Plus d’une demi-heure, en tout cas.
— Et que puis-je faire dans ce laps de temps ?
— Ramasse-moi cette saloperie. Balance-la Dehors, et ne la ramène pas ! dit Miro.
— Et si elle explose Dehors ? Si quelque chose d’aussi destructeur explosait et se répandait là-bas ? En plus je ne peux pas déplacer ce que je n’ai pas eu le temps d’étudier. Il n’y a personne à proximité, aucun ansible qui lui soit connecté, rien qui puisse me guider vers elle à travers le vide sidéral.
— Je ne sais pas. Ender saurait, lui. C’est bien notre veine qu’il soit mort !
— Enfin… techniquement parlant. Mais Peter n’a pas réussi à se frayer un chemin dans la mémoire d’Ender – si toutefois il la possède.
— Que pourrait-il se rappeler ? Ce genre de chose ne s’est jamais produit.
— Il est vrai qu’il s’agit de l’aiúa d’Ender. Mais à quel point son génie dépendait de lui et quelle part dépendait de son corps et de son esprit ? Souviens-toi qu’il était génétiquement prédisposé – au départ, il est né parce que les tests démontraient que Peter et Valentine, les originaux, n’étaient pas loin de devenir de parfaits chefs militaires.
— C’est vrai. Et maintenant il est Peter.
— Pas le vrai.
— Bon, disons qu’il s’agit en partie d’Ender et en partie de Peter. Peux-tu le trouver ? Peux-tu lui parler ?
— Lorsque nos aiúas se rencontrent, nous ne parlons pas. Nous… comment dire ? nous dansons l’un autour de l’autre. Cela n’a rien à voir avec ce qui se passe entre Humain et la Reine.
— Ne porte-t-il plus la pierre à l’oreille ? demanda Miro en portant la main à la sienne.
— Mais que peut-il faire ? il est à des heures de son vaisseau…
— Essaye, Jane. »
Peter était effaré. Wang-mu lui toucha le bras, se pencha vers lui. « Qu’y a-t-il ?
— Je croyais que nous avions réussi. Puisque le Congrès a révoqué l’ordre d’utiliser le Petit Docteur.
— Que veux-tu dire ? » demanda Wang-mu tout en se doutant de ce qu’il était sur le point de lui annoncer.
« Ils l’ont lancé. La Flotte lusitanienne a désobéi à l’ordre du Congrès. Qui aurait pu imaginer ça ? Il ne reste plus qu’une heure avant l’explosion. »
Les yeux de Wang-mu s’embuèrent de larmes, mais elle les balaya d’un battement de paupière. « Au moins les pequeninos et les reines survivront.
— Mais pas le réseau des arbres-mères. Le voyage stellaire ne pourra jamais reprendre tant que Jane n’aura pas trouvé un autre moyen de contenir toutes les informations qui lui sont nécessaires. Les arbres-frères sont trop stupides, et les arbres-pères trop imbus d’eux-mêmes pour partager leurs pouvoirs avec elle – ils le feraient s’ils le pouvaient, mais il n’en est pas ainsi. Tu penses bien que Jane a déjà passé en revue toutes les possibilités. Le voyage instantané est terminé.
— Alors nous allons rester ici indéfiniment.
— Non.
— Nous sommes à des heures du vaisseau, Peter. Nous n’arriverons jamais à temps avant l’explosion.
— Qu’est-ce que le vaisseau ? Une boîte avec des boutons lumineux et une porte hermétique. Si ça se trouve, nous n’avons même pas besoin de cette boîte. Je ne vais pas rester ici, Wang-mu.
— Tu veux repartir sur Lusitania ? Maintenant ?
— Si Jane peut m’y emmener. Sinon, je suppose que ce corps devra repartir là d’où il est venu – Dehors.
— Je pars avec toi.
— J’ai déjà vécu trois mille ans. Je n’en garde d’ailleurs pas de souvenirs très précis, mais tu mérites mieux que de disparaître si Jane devait échouer.
— Je viens avec toi. Alors tais-toi. Il n’y a pas de temps à perdre.
— Je ne sais même pas ce que je vais faire une fois là-bas.
— Mais si tu le sais.
— Ah bon ? Et quel est donc mon plan ?
— Je n’en sais rien.
— Tu ne trouves pas ça gênant ? À quoi bon ce plan si personne ne le connaît ?
— Ce que je veux dire, c’est que tu es qui tu es. Tu as la même volonté, tu es ce même enfant diablement ingénieux qui refusait d’être battu de quelque façon que ce soit à l’Ecole de Guerre ou à l’École de Commandement. Celui qui ne se laissait pas marcher sur les pieds par des brutes – quoi qu’il en coûte. C’est nu et sans armes, à part le savon qu’il avait sur la peau, qu’Ender a battu Bonzo Madrid dans les douches de l’Ecole de Guerre.
— Tu es bien renseignée.
— Peter, je ne te demande pas d’être Ender, ni d’avoir son caractère, ses souvenirs, son entraînement. Mais tu es celui que l’on ne peut pas battre. Tu es celui qui trouve toujours un moyen de vaincre ses ennemis. »
Peter secoua la tête. « Je ne suis pas lui, crois-moi.
— Lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois, tu m’as dit que tu n’étais pas toi-même. Eh bien, maintenant tu l’es. Toi tout entier, un seul homme, intact dans ce corps. Plus rien ne te manque désormais. Rien ne t’a été volé, rien n’a été perdu. Tu comprends ? Ender a toujours vécu en portant le poids du xénocide sur ses épaules. Tu as maintenant l’occasion de faire le contraire. De vivre une vie complètement différente. De devenir celui qui va en éviter un deuxième. »
Peter ferma les yeux un instant. « Jane, peux-tu nous faire voyager sans vaisseau ? » Il écouta un moment. « Elle me dit que le véritable problème est de savoir si nous pouvons maintenir nos corps en place. Elle contrôle le vaisseau et le déplace, ainsi que nos aiúas – nos corps, eux, sont maintenus par nous-mêmes et non par elle.
— C’est bien ce que nous faisons d’habitude, je ne vois pas où est le problème.
— Et pourtant il y a bien un problème. Jane me dit qu’à l’intérieur du vaisseau nous avons des repères visuels, une sensation de sécurité. Sans ces cloisons, sans la lumière, dans le vide sidéral, nous risquons de perdre nos repères. D’oublier où nous nous trouvons par rapport à nos propres corps. Il faudra vraiment s’accrocher.
— N’est-ce pas un avantage que nous soyons volontaires, têtus, ambitieux et égoïstes au point d’avoir réussi à surmonter tous les obstacles jusqu’à présent ?
— Je crois que ce sont là des qualités tout à fait adéquates, en effet.
— Alors allons-y. C’est nous tout crachés. »
Jane retrouva sans difficulté le corps de Peter. Elle avait été dans son corps, elle avait suivi son aiúa – ou plutôt l’avait poursuivi – jusqu’à le reconnaître sans avoir à chercher. Pour Wang-mu, les choses étaient différentes. Jane la connaissait moins bien. Les voyages qu’elle lui avait fait faire avaient eu lieu à l’intérieur d’un vaisseau que Jane pouvait parfaitement situer. Mais une fois l’aiúa de Peter – d’Ender – localisé, les choses furent plus faciles qu’elle ne l’avait imaginé. Car Peter et Wang-mu étaient reliés philotiquement. Un mini-réseau était en train de se construire entre eux. Même sans « boîte » autour d’eux, Jane pouvait maintenir leurs deux structures, comme s’ils constituaient une seule entité.
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