— On pourrait presque définir l’intelligence comme le niveau auquel un organisme conscient pose la question : « Qu’est-ce que j’ai à y gagner ? » Marj, pour en revenir à cette histoire d’œuf, je devrais sans doute t’expliquer ce que tu as à gagner.
— Surtout, ne l’écoute pas, dit Janet. Il va te poser sur une table de marbre et examiner ton mignon tunnel d’amour sans la moindre intention passionnelle. Je le sais : je me suis laissé convaincre trois fois. Et je n’ai même pas été payée…
— Comment pourrais-je te payer alors que nous partageons tout ? Ecoute-moi bien, Marjie ma douce, la table n’est pas froide, elle est bien moelleuse, et on peut lire, bavarder, ou regarder un terminal, ou n’importe quoi. On a quand même fait des progrès depuis la génération précédente où on te perçait le ventre rien que pour arriver à bousiller un ovaire. Si seulement tu…
— Ça suffit ! a lancé Ian. Arrêtez ! Il y a du nouveau !
Il a monté le son.
«… Conseil pour la survie. Les événements de ces douze dernières heures sont un avertissement impératif aux riches et aux puissants. Leur règne est fini et seule la justice doit s’ériger. Les meurtres et autres leçons se poursuivront jusqu’à ce que nos exigences soient satisfaites. Restez à l’écoute de votre fréquence d’urgence…»
Ceux qui sont trop jeunes pour avoir entendu la proclamation de cette nuit-là l’ont certainement lue à l’école. Mais il faut que j’en donne un résumé pour montrer à quel point cela affecta mon existence. Ce soi-disant « Conseil pour la Survie » prétendait être une société secrète composée d’« hommes de justice » qui avaient juré de corriger les multiples vices du monde et de toutes les planètes habitées par l’humanité. Ils avaient voué leur vie à ce plan.
Mais auparavant, ils avaient bien l’intention de sacrifier quelques existences. Ils dirent qu’ils avaient dressé la liste de tous les agitateurs de la Terre et d’ailleurs, une liste séparée pour chaque État, plus une liste plus importante de tous les grands leaders. Telles étaient leurs cibles.
Le Conseil revendiquait les premiers assassinats et en annonçait d’autres, beaucoup plus, en attendant que le gouvernement accepte ses exigences.
Après avoir énoncé la liste des leaders mondiaux, la voix que nous venions de capter s’était mise à réciter la liste concernant le Canada britannique. A l’expression de mes hôtes et à leurs quelques hochements de tête, je compris qu’ils approuvaient la plupart des choix. L’adjoint au Premier ministre figurait sur la liste, mais pas le Premier ministre lui-même, cela à ma grande surprise et probablement à celle de Mme le Premier ministre. Quoi, passer toute une vie à gravir les échelons de la politique pour vous apercevoir qu’on ne vous considère pas comme suffisamment important pour vous tuer ?
La voix annonça ensuite solennellement qu’il n’y aurait plus d’exécutions pendant dix jours. Si les conditions n’avaient pas changé, un nom sur dix serait éliminé. Les condamnés ne seraient ni prévenus ni nommés : simplement exécutés. Puis, dix jours plus tard, ce serait une nouvelle série d’un sur dix. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on parvienne à l’avènement de l’Utopie grâce aux survivants.
La voix nous expliqua que le Conseil n’était pas un gouvernement et n’entendait pas remplacer quelque pouvoir que ce fût. Il était simplement le gardien de l’ordre moral, la manifestation de la conscience publique. Ceux qui se trouvaient au pouvoir y demeureraient, mais s’ils survivaient, ce ne serait qu’en exerçant la justice. Et ils étaient sommés de ne pas démissionner.
— Vous avez entendu la Voix de la Survie. Le Paradis sur Terre est proche !
L’émission fut interrompue.
Après cet enregistrement, il s’écoula un long moment avant qu’un visage réapparaisse sur l’écran du terminal. Ce fut Janet qui brisa le silence la première :
— Oui, mais…
— Mais quoi ? demanda Ian.
— La seule question, c’est cette liste de noms. Ce sont les personnes les plus influentes du pays. Bon, supposons que tu figures parmi eux, que tu crèves de peur et que tu sois prêt à faire n’importe quoi pour ne pas être tué. Que peux-tu faire ? Qu’est-ce que la justice ?
(Qu’est-ce que la vérité ? avait demandé Ponce Pilate avant de se laver les mains. Je n’avais pas de réponse pour ma part, aussi je n’ai rien dit.)
— Mais, ma chérie, c’est très simple, fit Georges.
— Oh ! ça va… Et comment ?
— Eh bien, ils ont résolu cela de la manière la plus simple. Chacun de ceux qui ont le pouvoir, patron ou tyran, est censé savoir ce qu’il faut faire, c’est son travail. S’il fait ce qu’il devrait faire, tout va bien. S’il ne le fait pas, on sanctionne son erreur… grâce à M. Guillotin.
— Oh ! Georges, sois sérieux !
— Ma chère, je ne l’ai jamais été autant. Si ton cheval ne peut pas sauter l’obstacle, tue-le. Et continue jusqu’à ce que tu trouves un cheval qui puisse le faire. A moins que tu ne sois à court de montures… C’est tout à fait le type de pseudo-logique que les gens appliquent pour la plupart aux problèmes politiques. Ce qui nous amène à nous poser la question : est-ce que l’humanité est capable d’être bien gouvernée par quelque système de gouvernement que ce soit ?
— Gouverner, c’est un sale boulot, a grommelé Ian.
— Exact. Mais assassiner, c’est un boulot encore plus sale.
Cette conversation pourrait durer encore aujourd’hui si l’écran du terminal ne s’était pas rallumé tout à coup. J’ai remarqué que les discussions politiques, en vérité, ne s’arrêtent jamais : elles sont simplement interrompues par un facteur extérieur. Une présentatrice apparut sur l’écran.
— La bande que vous venez d’entendre a été apportée directement à cette station. Le bureau du Premier ministre a d’ores et déjà rejeté le contenu de ce message et ordonné à toutes les stations de ne plus le rediffuser sous peine d’être en défaut avec la loi sur la défense publique. Il est évident qu’un tel ordre de censure est anticonstitutionnel. La Voix de Winnipeg continuera de vous tenir informés de tout nouveau développement de la situation. Nous vous demandons instamment de garder votre calme et de ne pas quitter votre domicile à moins que vous ne soyez appelés à protéger des services publics.
Nous avions déjà entendu les enregistrements qui suivirent et Janet coupa le son.
— Ian, ai-je dit, supposons que je demeure ici jusqu’à ce que les choses se calment dans l’Imperium…
— Ce n’est pas une hypothèse. C’est un fait.
— Bien, monsieur. Alors, il est urgent que j’appelle mon employeur. Est-ce que je peux utiliser le terminal ? Avec ma carte de crédit, bien sûr…
— Pas question. C’est moi qui appelle et ce sera imputé ici.
Je me suis sentie quelque peu vexée.
— Ian, j’apprécie votre hospitalité à tous. Mais si tu entends payer des notes qui me reviennent, tu ferais tout aussi bien de me déclarer concubine officielle et d’engager ta responsabilité pour l’ensemble de mes dettes.
— C’est raisonnable comme proposition. Et quel salaire envisages-tu ?
— Une minute ! a lancé Georges. Je surenchéris. C’est un sale radin d’Écossais !
— Ne les écoute ni l’un ni l’autre, a dit Janet. Il se peut que Georges t’offre plus mais tu devras poser et donner un œuf par-dessus le marché pour le même salaire. Mais j’ai toujours eu envie d’avoir une esclave de harem. Ma chérie, tu ferais une merveilleuse odalisque. Tu n’aurais même pas besoin d’un diamant dans le nombril. Mais est-ce que tu sais bien frictionner ? Tu chantes ? Et nous en venons à la question finale : qu’éprouves-tu à l’égard des femmes ? Tu peux venir me chuchoter ça à l’oreille.
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