J’ai éprouvé aujourd’hui une grande émotion. L’événement tant attendu s’est produit. J’ai d’abord été transporté de joie, mais, à la réflexion, j’ai frémi devant le nouveau danger qu’il représente. Nova a donné le jour à un garçon.
J’ai un enfant, j’ai un fils sur la planète Soror. Je l’ai vu. Cela n’a pas été sans difficulté. Les consignes de secret sont devenues de plus en plus sévères et je n’ai pu rendre visite à Nova durant la semaine qui a précédé sa délivrance. C’est Zira qui m’a apporté la nouvelle. Elle, au moins, restera une amie fidèle, quoi qu’il arrive. Elle m’a trouvé si agité qu’elle a pris sur elle de me ménager une entrevue avec ma nouvelle famille. C’est quelques jours après la naissance qu’elle m’a conduit vers elle, tard dans la nuit, car le nouveau-né est sans cesse surveillé dans la journée.
Je l’ai vu. C’est un bébé magnifique. Il était étendu sur la paille, comme un nouveau Christ, pelotonné contre le sein de sa mère. Il me ressemble, mais il a aussi la beauté de Nova. Celle-ci a émis un grognement menaçant quand j’ai poussé la porte. Elle est inquiète, elle aussi. Elle s’est dressée, les ongles prêts à déchirer, mais s’est calmée en me reconnaissant. Je suis certain que cette naissance l’a fait remonter de plusieurs degrés dans l’échelle des êtres. L’étincelle fugitive a fait place à une flamme permanente. J’embrasse mon fils avec passion, sans vouloir songer aux nuages qui s’accumulent sur nos têtes.
Ce sera un homme, un vrai, j’en suis certain. L’esprit pétille sur ses traits et dans son regard. J’ai rallumé le feu sacré. Grâce à moi, une humanité ressuscite et va s’épanouir sur cette planète. Quand il sera grand, il fera souche et…
Quand il sera grand ! Je frissonne en songeant aux conditions de son enfance et à tous les obstacles qui vont s’élever sur son chemin. Qu’importe ! à nous trois, nous triompherons, j’en suis sûr. Je dis à nous trois, car Nova est maintenant de notre bord. Il n’y a qu’à voir la manière dont elle contemple son enfant. Si elle le lèche encore, à la façon des mères de cette étrange planète, sa physionomie s’est spiritualisée.
Je l’ai reposé sur la paille. Je suis rassuré sur sa nature. Il ne parle pas encore, mais… je divague ; il a trois jours !… mais il parlera. Le voilà qui se met à pleurer faiblement, à pleurer comme un bébé d’homme et non à vagir. Nova ne s’y trompe pas et le contemple dans une extase émerveillée.
Zira ne s’y méprend pas davantage. Elle s’est approchée, ses oreilles velues se sont dressées et elle regarde longtemps le bébé, en silence, d’un air grave. Puis, elle me fait comprendre que je ne peux rester plus longtemps. Ce serait trop dangereux pour nous tous si l’on me surprenait ici. Elle me promet de veiller sur mon fils et je sais qu’elle tiendra parole. Mais je n’ignore pas non plus qu’elle est soupçonnée de complaisance envers moi et l’éventualité de son renvoi me fait frémir. Je ne dois pas lui faire courir ce risque.
J’embrasse ma famille avec ferveur et je m’éloigne. En me retournant, je vois la guenon se pencher, elle aussi, sur ce bébé d’homme et poser doucement le museau sur son front, avant de fermer la cage. Et Nova ne proteste pas ! Elle admet cette caresse, qui doit être habituelle. Songeant à l’antipathie qu’elle témoignait autrefois à Zira, je ne puis m’empêcher de voir là un nouveau miracle.
Nous sortons. Je tremble de tous mes membres et je m’aperçois que Zira est aussi émue que moi.
« Ulysse, s’écrie-t-elle en essuyant une larme, il me semble parfois que cet enfant est aussi le mien ! »
Les visites périodiques que je m’astreins à faire au professeur Antelle sont un devoir de plus en plus pénible. Il est toujours à l’Institut, mais on a dû l’enlever de la cellule assez confortable où j’avais obtenu qu’on le logeât. Il y dépérissait et avait de temps en temps des accès de rage qui le rendaient dangereux. Il cherchait à mordre les gardiens. Alors, Cornélius a essayé un autre système. Il l’a fait placer dans une cage ordinaire, sur la paille, et lui a donné une compagne : la fille avec laquelle il dormait au jardin zoologique. Le professeur l’a accueillie en manifestant bruyamment une joie animale et, aussitôt, ses façons ont changé. Il a repris goût à la vie.
C’est en cette compagnie que je le trouve. Il a l’air heureux. Il a engraissé et paraît plus jeune. J’ai fait l’impossible pour entrer en communication avec lui. J’essaye encore aujourd’hui, sans aucun succès. Il ne s’intéresse qu’aux gâteaux que je lui tends. Quand le sac est vide, il retourne s’allonger auprès de sa compagne, qui se met à lui lécher le visage.
« Vous voyez bien que l’esprit peut se perdre, comme il peut s’acquérir », murmure quelqu’un derrière moi.
C’est Cornélius. Il me cherchait, mais non pour s’entretenir du professeur. Il a à me parler très sérieusement. Je le suis dans son bureau, où Zira nous attend. Elle a les yeux rouges, comme si elle avait pleuré. Ils semblent avoir une nouvelle grave à m’apprendre, mais aucun des deux n’ose parler.
« Mon fils ?
— Il va très bien, dit Zira précipitamment.
— Trop bien », fait Cornélius d’un air grognon.
Je sais bien que c’est un enfant superbe, mais voilà un mois que je ne l’ai vu. Les consignes ont été encore renforcées. Zira, suspecte aux autorités, est surveillée étroitement.
— Beaucoup trop bien, insiste Cornélius. Il sourit. Il pleure comme un bébé singe… et il commence à parler.
— A trois mois !
— Des mots d’enfant ; mais tout prouve qu’il parlera. En fait, il est miraculeusement précoce. »
Je me rengorge. Zira est indignée par mon air de père béat.
« Tu ne comprends donc pas que c’est une catastrophe ? Jamais les autres ne le laisseront en liberté.
— Je sais de source sûre que des décisions très importantes vont être prises à son sujet par le Grand Conseil, qui doit siéger dans quinze jours, dit lentement Cornélius.
— Des décisions graves ?
— Très graves. Il n’est pas question de le supprimer… pas pour l’instant du moins ; mais on le retirera à sa mère.
— Et moi, moi, pourrai-je le voir ?
— Vous, moins que tout autre… mais laissez-moi poursuivre, continue impérieusement le chimpanzé. Nous ne sommes pas ici pour nous lamenter, mais pour agir. Donc, j’ai des renseignements certains. Votre fils va être placé dans une sorte de forteresse, sous la surveillance des orang-outans. Oui, Zaïus intrigue depuis longtemps et il va obtenir gain de cause. »
Ici, Cornélius serra les poings avec rage et marmonna quelques injures malsonnantes. Puis il reprit :
« Remarquez que le Conseil sait très bien à quoi s’en tenir sur la valeur scientifique de ce cuistre ; mais il feint de croire qu’il est plus qualifié que moi pour étudier ce sujet exceptionnel, parce que celui-ci est considéré comme un péril pour notre race. Ils comptent sur Zaïus pour le mettre dans l’impossibilité de nuire. »
Je suis atterré. Il n’est pas possible de laisser mon fils aux mains de ce dangereux imbécile. Mais Cornélius n’a pas terminé.
« Ce n’est pas seulement l’enfant qui est menacé. »
Je reste muet et regarde Zira, qui baisse la tête.
« Les orangs-outans vous détestent parce que vous êtes la preuve vivante de leurs errements scientifiques, et les gorilles vous trouvent trop dangereux pour continuer à circuler librement. Ils craignent que vous ne fassiez souche sur cette planète. Même en faisant abstraction de votre éventuelle descendance, ils ont peur que votre seul exemple ne sème la perturbation chez les hommes. Certains rapports signalent une nervosité inaccoutumée parmi ceux que vous approchez. »
Читать дальше