« Observez ce qui se passe lorsque la durée du contact est prolongée, me dit Hélius. Voici une expérience qui est poussée à son extrême limite. »
L’être à qui l’on infligeait ce traitement était une belle jeune fille, qui me rappela Nova par certains traits. Plusieurs infirmiers, singes mâles et femelles en blouse blanche, s’affairaient autour de son corps nu. Les électrodes furent fixées par une guenon au visage pensif. La fille commença immédiatement à agiter les doigts de la main gauche. La guenon maintint le contact, au lieu de le couper après quelques instants comme pour les autres cas. Alors, le mouvement des doigts devint frénétique, et peu à peu, le poignet se mit en branle. Un moment encore et ce fut l’avant-bras, puis le bras et l’épaule. L’agitation s’étendit bientôt, d’une part vers la hanche, la cuisse, la jambe et jusqu’aux orteils, d’autre part aux muscles de la face. De sorte qu’au bout de dix minutes, toute la moitié gauche de la malheureuse était secouée de spasmes convulsifs, horribles à voir, de plus en plus précipités, de plus en plus violents.
« C’est le phénomène de l’extension, dit calmement Hélius. Il est bien connu et aboutit à un état de convulsions qui présente tous les symptômes de l’épilepsie, épilepsie fort curieuse, d’ailleurs, n’affectant qu’une moitié du corps.
— Assez ! »
Je n’avais pu m’empêcher de crier. Tous les singes sursautèrent et tournèrent les yeux vers moi avec réprobation. Cornélius, qui venait de revenir, me frappa familièrement sur l’épaule.
« Je reconnais que ces expériences sont assez impressionnantes, quand on n’y est pas accoutumé. Mais songez que, grâce à elles, notre médecine et notre chirurgie ont accompli des progrès énormes depuis un quart de siècle. »
Cet argument ne me touchait guère, pas plus que le souvenir que j’avais du même traitement appliqué à des chimpanzés dans un laboratoire terrestre. Cornélius haussa les épaules et me poussa vers un passage étroit, qui menait dans une salle plus petite.
« Ici, dit-il, d’un ton solennel, vous allez voir une réalisation merveilleuse et absolument nouvelle. Nous ne sommes que trois à pénétrer dans cette pièce. Hélius, qui s’occupe personnellement de ces recherches et qui les a menées à bien, moi et un aide que nous avons choisi avec soin. C’est un gorille. Il est muet. Il m’est dévoué corps et âme et c’est, de plus, une brute parfaite. Vous sentez donc l’importance que j’attache au secret de ces travaux. Je consens à vous les montrer, à vous, car je sais que vous serez discret. C’est votre intérêt. »
Je pénétrai dans la salle et ne vis rien tout d’abord qui me parût justifier ces airs mystérieux. L’appareillage ressemblait à celui du local précédent : générateurs, transformateurs, électrodes. Il n’y avait que deux sujets, un homme et une femme, étendus sur deux divans parallèles, maintenus sur leur couche par une sangle. Dès notre arrivée, ils se mirent à nous regarder avec une fixité singulière.
Le gorille assistant nous accueillit par un grognement inarticulé. Hélius et lui échangèrent plusieurs phrases dans le langage des sourds-muets. C’était un spectacle peu banal de voir un gorille et un chimpanzé agiter ainsi les doigts. Je ne sais pourquoi cela me parut le comble du grotesque et je faillis éclater de rire.
« Tout va bien. Ils sont calmes. Nous pouvons procéder immédiatement à un essai.
— De quoi s’agit-il ? implorai-je.
— Je préfère vous laisser la surprise », me dit Cornélius avec un petit rire.
Le gorille anesthésia les deux patients, qui s’endormirent bientôt tranquillement, et mit en marche divers appareils. Hélius s’approcha de l’homme, déroula avec précaution un pansement qui lui couvrait le crâne et, visant un certain point, appliqua les électrodes. L’homme conserva une immobilité absolue. J’interrogeais Cornélius du regard, quand le miracle se produisit.
L’homme parlait. Sa voix retentit dans la pièce avec une soudaineté qui me fit sursauter, couvrant le ronronnement d’un générateur. Ce n’était pas une hallucination de ma part. Il s’exprimait en langage simien, avec la voix d’un homme de la Terre ou celle d’un singe de cette planète.
La face des deux savants était l’image du triomphe. Ils me regardaient de leurs yeux pétillants de malice et jouissaient de ma stupeur. J’allais pousser une exclamation, mais ils me firent signe de me taire et d’écouter. Les paroles de l’homme étaient décousues et dépourvues d’originalité. Il devait être depuis longtemps captif de l’Institut et répétait sans cesse des bouts de phrases souvent prononcées par des infirmiers ou des savants. Cornélius fit arrêter bientôt l’expérience.
« Nous n’obtiendrons rien de plus de celui-ci ; seulement, ce point capital : il parle.
— Prodigieux ; balbutiai-je.
— Vous n’avez rien vu encore ; il parle comme un perroquet ou un phonographe, dit Hélius. Mais j’ai fait beaucoup mieux avec celle-ci. »
Il me montrait la femme qui dormait paisiblement.
« Beaucoup mieux ?
— Mille fois mieux, confirma Cornélius, qui partageait la surexcitation de son collègue. Écoutez-moi bien. Cette femme parle, elle aussi ; vous allez l’entendre ; mais elle ne répète pas des paroles entendues en captivité. Ses discours ont une signification exceptionnelle. Par une combinaison de procédés physico-chimiques dont je vous épargne la description, le génial Hélius a réussi à réveiller en elle non pas seulement la mémoire individuelle, mais la mémoire de l’espèce. Ce sont les souvenirs d’une très lointaine lignée d’ancêtres qui renaissent dans son langage, sous l’excitation électrique ; des souvenirs ataviques ressuscitant un passé vieux de plusieurs milliers d’années. Comprenez-vous, Ulysse ? »
Je restai confondu par ce discours insensé, pensant vraiment que le savant Cornélius était devenu fou ; car la folie existe chez les singes, particulièrement chez les intellectuels. Mais déjà, l’autre chimpanzé préparait ses électrodes et les appliquait sur le cerveau de la femme. Celle-ci resta un certain temps inerte, comme l’avait fait l’homme, puis elle poussa un long soupir et commença à parler. Elle s’exprimait également en langage simien, d’une voix un peu étouffée quoique très distincte, et qui se modifiait souvent, comme si elle appartenait à des personnages divers. Toutes les phrases qu’elle prononça se sont gravées dans ma mémoire.
« Ces singes, tous ces singes, disait la voix avec une nuance d’inquiétude, depuis quelque temps, ils se multiplient sans cesse, alors que leur espèce semblait devoir s’éteindre à une certaine époque. Si cela continue, ils deviendront presque aussi nombreux que nous… Et il n’y a pas que cela. Ils deviennent arrogants. Ils soutiennent notre regard. Nous avons eu tort de les apprivoiser et de laisser une certaine liberté à ceux que nous utilisons comme domestiques. Ce sont ceux-là les plus insolents. L’autre jour, j’ai été bousculée dans la rue par un chimpanzé. Comme je levais la main, il m’a regardée d’un air si menaçant que je n’ai pas osé le battre.
« Anna, qui travaille au laboratoire, m’a dit que beaucoup de choses étaient changées, là aussi. Elle n’ose plus pénétrer seule dans les cages. Elle m’a affirmé que, le soir, on y entend comme des chuchotements et même des ricanements. Un des gorilles se moque du patron en imitant un de ses tics. »
La femme fit une pause, poussa plusieurs soupirs angoissés, puis reprit :
« Ça y est ! L’un d’eux a réussi à parler. C’est certain ; je l’ai lu dans le Journal de la Femme . Il y a sa photographie. C’est un chimpanzé.
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