Le voici justement qui sort du trou et je ne suis pas long à m’apercevoir qu’il a fait une découverte exceptionnelle. Il tient entre ses deux mains un petit objet que je ne distingue pas. Il a écarté sans ménagement le vieil orang qui tentait de s’en emparer et le dépose sur le sol avec mille précautions. Il regarde dans ma direction et me fait de grands gestes. M’étant approché, je suis frappé par l’altération de ses traits.
« Ulysse, Ulysse ! »
Jamais je ne l’ai vu dans un tel état. Il peut à peine parler. Les ouvriers, qui sont sortis eux aussi de la fosse, font le cercle autour de sa trouvaille et m’empêchent de la voir. Ils se la montrent du doigt et paraissent, eux, simplement amusés. Certains rient franchement. Ce sont presque tous de robustes gorilles. Cornélius les tient à distance.
« Ulysse !
— Qu’y a-t-il donc ? »
Je découvre à mon tour l’objet posé sur le sable, en même temps qu’il murmure d’une voix étranglée :
« Une poupée, Ulysse, une poupée ! »
C’est une poupée, une simple poupée de porcelaine. Un miracle l’a conservée presque intacte, avec des vestiges de cheveux, et des yeux qui portent encore quelques écailles de couleur. C’est une vision si familière pour moi que je ne comprends pas, tout d’abord, l’émotion de Cornélius. Il me faut plusieurs secondes pour réaliser… J’y suis ! l’insolite me pénètre et me bouleverse aussitôt. C’est une poupée humaine, qui représente une fille, une fille de chez nous. Mais je refuse de me laisser entraîner par des chimères. Avant de crier au prodige, il faut examiner toutes les possibilités de causes banales. Un savant comme Cornélius a certainement dû le faire. Voyons : parmi les poupées des enfants singes, il en existe quelques-unes, peu, mais enfin quelques-unes, ayant une forme animale et même humaine. Ce n’est pas la seule présence de celle-ci qui peut émouvoir ainsi le chimpanzé… M’y voici encore : les jouets des petits singes figurant des animaux ne sont pas en porcelaine ; et surtout, en général, ils ne sont pas habillés ; pas habillés en tout cas comme des êtres raisonnables. Et cette poupée, je vous le dis, est vêtue comme une poupée de chez nous – on distingue des restes bien apparents de la robe, du corsage, du jupon et de la culotte – vêtue avec le goût que mettrait une petite fille de la Terre à parer sa poupée favorite, avec le soin que prendrait une petite guenon de Soror à habiller sa poupée guenon ; un soin que jamais, jamais, elle n’apporterait à travestir une forme animale comme la forme humaine. Je comprends, je comprends de mieux en mieux l’émoi de mon subtil ami chimpanzé.
Et ce n’est pas tout. Ce jouet présente une autre anomalie, une autre bizarrerie qui a fait rire tous les ouvriers et même sourire le solennel orang-outan qui dirige les fouilles. La poupée parle. Elle parle comme une poupée de chez nous. En la posant, Cornélius a pressé par hasard le mécanisme resté intact et elle a parlé. Oh ! elle n’a pas fait de discours. Elle a prononcé un mot, un simple mot de deux syllabes : pa-pa. Pa-pa, dit encore la poupée, comme Cornélius la reprend et la tourne en tous sens entre ses mains agiles. Le mot est le même en français et en langage simien, peut-être aussi en bien d’autres langages de ce cosmos mystérieux, et il a la même signification. Pa-pa, redit la petite poupée humaine, et c’est cela surtout qui fait rougir le mufle de mon savant compagnon ; c’est cela qui me bouleverse au point que je suis obligé de me retenir pour ne pas crier, tandis qu’il m’entraîne à l’écart, emportant sa précieuse découverte.
« Le monstrueux imbécile ! » murmure-t-il après un long silence.
Je sais de qui il parle et je partage son indignation. Le vieil orang décoré a vu là un simple jouet de petite guenon, qu’un fabricant excentrique, vivant dans un passé lointain, aurait doté de la parole. Il est inutile de lui proposer une autre explication. Cornélius ne l’essaie même pas. Celle qui se présente naturellement à son esprit lui paraît même si troublante qu’il la garde pour lui. Il ne m’en souffle pas mot à moi-même, mais il sait bien que je l’ai devinée.
Il reste songeur et muet pendant tout le reste de la journée. J’ai l’impression qu’il a peur, à présent, de poursuivre ses recherches et qu’il regrette ses demi-confidences. Sa surexcitation tombée, il déplore que j’aie été témoin de sa découverte.
Dès le lendemain, j’ai la preuve qu’il se repent de m’avoir amené ici. Après une nuit de réflexion, il m’apprend, en évitant mon regard, qu’il a décidé de me renvoyer à l’Institut, où je pourrai continuer des études plus importantes que dans ces ruines. Mon billet d’avion est retenu. Je partirai dans vingt-quatre heures.
Supposons, me dis-je, que les hommes aient autrefois régné en maîtres sur cette planète. Supposons qu’une civilisation humaine, semblable à la nôtre, ait fleuri sur Soror, il y a plus de dix mille ans…
Ce n’est plus du tout une hypothèse insensée ; au contraire. A peine l’ai-je formulée que je sens l’exaltation que procure la découverte de la seule bonne piste parmi les sentiers trompeurs. C’est dans cette voie, je le sais, que se trouve la solution de l’irritant mystère simien. Je m’aperçois que mon inconscient avait toujours rêvé quelque explication de ce genre.
Je suis dans l’avion qui me ramène vers la capitale, accompagné par un secrétaire de Cornélius, un chimpanzé peu bavard. Je n’éprouve pas le besoin de m’entretenir avec lui. L’avion m’a toujours disposé à la méditation. Je ne trouverai pas de meilleure occasion que ce voyage pour mettre de l’ordre dans mes idées.
… Supposons donc l’existence lointaine d’une civilisation semblable à la nôtre sur la planète Soror. Est-il possible que des créatures dénuées de sagesse l’aient perpétuée par un simple processus d’imitation ? La réponse à cette question me paraît hasardeuse, mais à force de la tourner dans ma tête, une foule d’arguments se présentent, qui détruisent peu à peu son caractère d’extravagance. Que des machines perfectionnées puissent nous succéder un jour, c’est, je m’en souviens, une idée très commune sur la Terre. Elle est courante non seulement parmi les poètes et les romanciers, mais dans toutes les classes de la société. C’est peut-être parce qu’elle est ainsi répandue, née spontanément dans l’imagination populaire, qu’elle irrite les esprits supérieurs. Peut-être est-ce aussi pour cette raison qu’elle renferme une part de vérité. Une part seulement : les machines seront toujours des machines ; le robot le plus perfectionné, toujours un robot. Mais s’il s’agit de créatures vivantes possédant un certain degré de psychisme, comme les singes ? Et justement, les singes sont doués d’un sens aigu de l’imitation…
Je ferme les yeux. Je me laisse bercer par le ronflement des moteurs. J’éprouve le besoin de discuter avec moi-même pour justifier ma position.
Qu’est-ce qui caractérise une civilisation ? Est-ce l’exceptionnel génie ? Non ; c’est la vie de tous les jours… Hum ! Faisons la part belle à l’esprit. Concédons que ce soient d’abord les arts et, au premier chef, la littérature. Celle-ci est-elle vraiment hors de portée de nos grands singes supérieurs, si l’on admet qu’ils sont capables d’assembler des mots ? De quoi est faite notre littérature ? De chefs-d’œuvre ? Là encore, non. Mais un livre original ayant été écrit – il n’y en a guère plus d’un ou deux par siècle – les hommes de lettres l’imitent, c’est-à-dire le recopient, de sorte que des centaines de milliers d’ouvrages sont publiés, traitant exactement des mêmes matières, avec des titres un peu différents et des combinaisons de phrases modifiées. Cela, les singes, imitateurs par essence, doivent être capables de le réaliser, à la condition encore qu’ils puissent utiliser le langage.
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