Le sourire s’effaça du visage de Paul.
« J’avais vu ces sables-tambours », dit-il.
« Alors pourquoi n’as-tu pas demandé à l’un de nous de se mettre en position secondaire derrière toi ? Même pour l’épreuve, cela est permis. »
Paul se tut et offrit son visage au vent.
« Tu m’en veux de te dire cela maintenant, reprit Stilgar, mais c’est mon devoir. Je ne pense qu’à la valeur que tu représentes pour la troupe. Si tu étais tombé dans les sables-tambours, le faiseur serait venu sur toi. »
En dépit de la colère qu’il éprouvait, Paul devait admettre que Stilgar disait vrai. Il lui fallut toute la force de son éducation et une longue minute pour retrouver son calme. « Je m’excuse, dit-il. Cela ne se reproduira pas. »
« En position difficile, garde toujours un second qui te remplacera. Souviens-toi : nous travaillerons ensemble. Comme cela, ce sera plus sûr. Ensemble, n’est-ce pas ? »
Il posa la main sur l’épaule de Paul.
« Ensemble », dit Paul.
« Et maintenant, reprit Stilgar (et sa voix était âpre) montre-moi que tu sais vraiment monter un faiseur. Sur quel côté sommes-nous ? »
Paul baissa les yeux sur la surface écailleuse de l’anneau, examina la forme et les caractéristiques des écailles qui devenaient plus grandes à droite, plus petites à gauche. Il savait que chaque ver présentait plus souvent un certain côté en surface. Avec l’âge, cela devenait permanent. Les écailles du bas devenaient plus grandes, plus épaisses, plus lisses. Sur un gros ver, leur seule taille suffisait à reconnaître les écailles du haut.
Paul déplaça ses hameçons pour se porter sur la gauche. Il désigna deux hommes de flanc qui se portèrent sur les segments ouverts afin de maintenir le ver en ligne droite. Puis il ordonna à deux hommes de guide de se placer à l’avant.
Il lança alors le cri traditionnel : « Ach, haiii-yoh ! » L’homme de guide gauche ouvrit un segment. Pour protéger ce segment, le faiseur forma un cercle majestueux, pivota complètement sur lui-même et, comme il repartait droit vers le sud, Paul lança l’appel : « Geyrat ! »
L’homme de guide ôta l’hameçon. Le ver continua sa course en ligne droite.
« Très bien, Paul-Muad’Dib, dit Stilgar. Avec de la pratique, tu deviendras un cavalier des sables. »
Paul se rembrunit. N’étais-je pas le premier ? songea-t-il.
Derrière lui, des rires jaillirent soudain. Puis la troupe tout entière se mit à chanter, lançant son nom au ciel.
« Muad’Dib ! Muad’Dib ! Muad’Dib ! Muad’Dib ! »
Derrière, loin vers l’extrémité du ver, Paul entendit le battement des harceleurs sur les segments de queue. Le ver se mit à prendre de la vitesse. Les robes claquèrent au vent de la course et le sifflement du sable se fit plus fort.
Paul reconnut le visage de Chani et il ne le quitta pas des yeux tandis qu’il demandait : « Alors je suis un cavalier des sables, Stil ? »
« Hal yawm ! Tu es un cavalier des sables. »
« Je peux donc choisir notre destination ? »
« C’est ainsi que cela se fait. »
« Et je suis un Fremen, né ce jour dans l’erg de Habbanya. Avant ce jour je n’ai pas eu de vie. J’étais un enfant. »
« Pas vraiment un enfant », dit Stilgar, et il tira sur un coin de son capuchon qui claquait au vent.
« Mais il y avait un bouchon qui scellait mon univers, et ce bouchon a été retiré. »
« Il n’y a plus de bouchon. »
« Je voudrais aller vers le sud, Stilgar. A vingt marteleurs de là. Je voudrais voir cette terre que nous faisons, cette terre que je n’ai vue que par les yeux des autres. »
Et j’aimerais aussi voir mon fils et ma famille , pensa-t-il. Il me faut du temps, maintenant, pour examiner cet avenir qui, dans mon esprit, est un passé. Le tourbillon approche et si je ne peux le freiner, il se déchaînera.
Stilgar le jaugea du regard, calmement. Paul ne quittait pas Chani des yeux. Il lisait sur son visage le reflet de l’excitation que ses paroles avaient éveillée dans la troupe.
« Les hommes sont prêts à effectuer un raid sur les sillons des Harkonnens avec toi, dit Stilgar. Ils ne sont guère qu’à un marteleur d’ici. »
« Les Fedaykin se sont déjà battus avec moi, dit Paul. Et ils se battront encore jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Harkonnen pour respirer l’air d’Arrakis. »
Stilgar le regarda longuement et Paul comprit qu’il songeait en cet instant à son accession à la tête du sietch Tabr et au Conseil des Chefs depuis la mort de Liet-Kynes.
Il a entendu parler de l’agitation qui règne chez les jeunes Fremen , se dit-il.
« Désires-tu un rassemblement des chefs ? » demanda Stilgar.
Dans la troupe des jeunes hommes, les yeux brillaient, observaient. Dans ceux de Chani, il y avait de l’inquiétude, tandis qu’elle regardait Stilgar, qui était son oncle, puis Paul-Muad’Dib, qui était son compagnon.
« Tu ne peux deviner ce que je désire », dit Paul.
Je ne peux rebrousser chemin , pensa-t-il. Je dois garder mon emprise sur ces gens.
« Tu es le mudir des sables, aujourd’hui, dit Stilgar. Comment vas-tu user de ce pouvoir ? » Sa voix était froide.
Nous avons besoin de temps pour nous reposer, pour réfléchir , songea Paul.
« Nous irons au sud », dit-il.
« Même si je dis que nous devrons retourner vers le nord à la fin de cette journée ? »
« Nous irons au sud », répéta Paul.
Stilgar ajusta sa robe. « La Réunion aura lieu, dit-il. Je vais envoyer les messages. »
Il pense que je vais le défier , se dit Paul. Et il sait qu’il ne peut me vaincre.
Il se tourna vers le sud, dans le vent qui giflait ses joues, songeant à toutes les obligations qui allaient marquer ses décisions.
Ils ignorent ce qu’il en est vraiment , se dit-il.
Mais il savait qu’il ne pouvait se laisser arrêter par aucune considération. Il lui fallait demeurer sur le chemin de cet ouragan du temps qu’il pouvait apercevoir dans l’avenir. A un moment, il serait possible de le maîtriser, mais seulement s’il se trouvait en mesure de toucher le cœur du tourbillon.
Je ne défierai pas Stilgar si je peux l’éviter , se dit-il. S’il existe un autre moyen d’empêcher le jihad…
« Pour le repas du soir et la prière, nous nous arrêterons dans la Grotte des Oiseaux, au-delà de la chaîne de Habbanya », dit Stilgar. Il désigna une lointaine barrière de rochers qui surgissait du désert tout en plantant un hameçon pour assurer sa position dans le roulis du faiseur.
Paul porta son regard sur la falaise, sur les vagues de roc. Nul vert, nulle fleur pour adoucir la rigidité de cet horizon. Au-delà s’ouvrait le chemin du sud, à dix jours et dix nuits de voyage, aussi rapide que fût le faiseur qu’ils chevauchaient. Vingt marteleurs…
Leur route allait bien plus loin que celle des patrouilles Harkonnens. Paul la connaissait. Ses rêves la lui avaient révélée. Il viendrait un jour où, à l’horizon, la couleur changerait, de façon si subtile que l’on pourrait croire que c’était là une illusion due à l’imagination, à l’espoir. Et puis, ils atteindraient le nouveau sietch.
« Ma décision convient-elle à Muad’Dib ? » demanda Stilgar. Il y avait dans sa voix une trace infime de sarcasme, mais les oreilles qui écoutaient étaient celles de Fremen et, ainsi qu’elles lisaient le cri de l’oiseau ou le message du cielago, elles lurent le sarcasme et les yeux se tournèrent alors vers Paul pour voir ce qu’il allait faire.
« Lorsque nous avons consacré les Fedaykin, Stilgar a entendu mon serment de loyauté, dit Paul. Mes commandos de la mort savent que l’honneur parle par ma bouche. Stilgar en douterait-il ? »
Читать дальше