En voyant sa fille, Jessica fut frappée, une fois de plus, par sa ressemblance avec Paul, au même âge. Alia avait les mêmes grands yeux solennels, la même fermeté dans le dessin de sa bouche et les cheveux aussi noirs. Mais il existait aussi des différences subtiles et c’était en elles que la plupart des adultes trouvaient leur inquiétude. Cette enfant avait un calme et une vigilance qui n’étaient pas de son âge. Les adultes étaient choqués de la voir rire d’un jeu de mots subtil sur le sexe. Ou bien, prêtant l’oreille à cette voix zézayante, formée par une bouche au palais encore mou, ils entendaient des remarques qui témoignaient d’une expérience impossible à un bébé de deux ans.
Avec un soupir d’exaspération, Harah se laissa aller sur un coussin et fronça les sourcils à l’adresse d’Alia.
Jessica fit un geste. « Alia ».
L’enfant s’étendit sur un coussin devant sa mère et lui prit la main. Le contact de la chair réveilla en Jessica cette mutuelle perception qu’elle avait découverte avant même la naissance de sa fille. Il ne s’agissait pas de pensées partagées en commun, bien qu’il y eût un peu de cela lorsque Jessica, au cours d’une cérémonie, transformait l’épice-poison. C’était quelque chose de plus vaste, la perception immédiate d’une autre étincelle vivante, une sensation aiguë et poignante, une liaison émotionnelle qui les fondait l’une dans l’autre.
Du ton solennel qui convenait aux membres de la maison de son fils, Jessica dit : « Subakh ul kuhar, Harah. La nuit t’a-t-elle trouvée en bonne santé ? »
Sur le même ton, Harah répondit : « Subakh un nar. Je suis en bonne santé. »
Sa voix n’avait presque aucune tonalité. A nouveau, elle soupira.
Jessica perçut de l’amusement chez Alia.
« La ghanima de mon frère est en colère contre moi », dit Alia avec son léger zézaiement.
Jessica remarqua le terme qu’elle venait d’employer à propos de Harah : ghanima. Les subtilités du langage Fremen donnaient à ce mot le sens de « quelque chose acquis durant la bataille ». La façon dont il avait été prononcé impliquait que ce « quelque chose » n’avait plus sa fonction d’origine, que ce n’était plus qu’un ornement, un fer de lance utilisé pour lester un rideau.
Harah tourna vers Alia un visage sombre. « N’essaye pas de m’insulter, enfant. Je connais mon rang. »
« Qu’as-tu fait encore, cette fois-ci ? » demanda Jessica à sa fille.
Ce fut Harah qui répondit. « Non seulement elle a refusé de jouer avec les autres enfants aujourd’hui, mais elle s’est introduite là où…»
« Je me suis cachée derrière les tentures et j’ai assisté à la naissance de l’enfant de Subiay, dit Alia. C’est un garçon. Il a crié… Quels poumons ! Quand il a eu assez crié…»
« Elle est apparue et l’a touché, dit Harah. Et il s’est arrêté. Tout le monde sait qu’un bébé Fremen doit crier à sa naissance s’il est au sietch, parce que plus tard, au cours du hajr, il ne pourra plus le faire. »
« Il avait assez crié, dit Alia. Je voulais seulement sentir son étincelle, sa vie. C’est tout. Et quand il m’a sentie, il n’a plus voulu crier. »
« Cela a fait encore parler les gens », dit Harah.
« Le garçon de Subiay est sain ? » demanda Jessica. Elle devinait que Harah était profondément troublée par quelque chose d’autre et elle se demandait quoi.
« Aussi sain que peut le désirer une mère, dit Harah. Ils savent qu’Alia ne lui a fait aucun mal. Il ne leur importe pas tellement qu’elle l’ait touché. Il s’est calmé aussitôt et il était heureux. C’était…» Harah se tut et haussa les épaules.
« L’étrangeté de ma fille, c’est cela, n’est-ce pas ? demanda Jessica. C’est la façon qu’elle a de parler de choses qui ne devraient pas la concerner avant des années et d’autres qu’elle ne devrait pas connaître… des choses du passé. »
« Comment pouvait-elle savoir ce qu’est l’aspect d’un enfant sur Bela Tegeuse ? » demanda Harah.
« Mais il était ainsi ! lança Alia. Le garçon de Subiay était exactement comme le fils de Mitha qui est né avant le départ. »
« Alia ! s’écria Jessica. Je t’ai avertie. »
« Mais, Mère, je l’ai vu et c’était vrai, il…»
Jessica secoua la tête. Elle lisait sur les traits de Harah. A qui ai-je donné le jour ? se demanda-t-elle. A une fille qui, à sa naissance, savait déjà tout ce que je savais… et plus encore. Tout ce qui lui avait été révélé dans les corridors du passé par la Révérende Mère, au-dedans de moi.
« Ce ne sont pas seulement les choses qu’elle dit, fit Harah. Il y a aussi les exercices. La façon qu’elle a de s’asseoir et de regarder les rochers en ne bougeant qu’un muscle près de son nez, un doigt ou…»
« Cela fait partie de l’éducation Bene Gesserit, dit Jessica. Tu le sais, Harah. Nierais-tu l’héritage de ma fille ? »
« Révérende Mère, vous savez bien que ces choses ne m’importent guère. Il s’agit du peuple et de ce qu’il murmure. Je pressens le danger. Ils disent que votre fille est un démon, que les autres enfants refusent de jouer avec elle, qu’elle est…»
« Elle a si peu de choses en commun avec les autres enfants, dit Jessica. Elle n’est pas un démon, non. Elle est seulement…»
« Bien sûr qu’elle ne l’est pas ! »
Jessica fut surprise par la véhémence de Harah et elle jeta un coup d’œil à sa fille. Celle-ci apparaissait perdue dans ses pensées. Elle irradiait comme une impression… d’attente. Jessica reporta son regard sur Harah.
« Je te respecte en tant que membre de la maison de mon fils, dit-elle. (Alia s’agita nerveusement.) Tu peux me faire part de tout ce qui te tourmente. »
« Bientôt, je ne ferai plus partie de la maison de votre fils, dit Harah. Si j’ai attendu aussi longtemps, ce n’était que pour le bien de mes fils, pour l’éducation spéciale qu’ils recevaient en tant que fils d’Usul. C’est le moins que je pouvais leur donner, puisqu’il est bien connu que je ne partage pas le lit de votre fils. »
A nouveau, Alia bougea auprès de sa mère, à demi endormie.
« Pourtant, dit Jessica, tu aurais fait une bonne compagne pour mon fils. » Et elle pensa en elle-même, comme toujours : Une compagne… pas une épouse . Puis ses pensées rejoignirent le sujet qui était commun à tout le sietch, le centre des conversations : la liaison de Paul avec Chani.
J’aime Chani , pensa-t-elle. Mais elle se rappelait dans le même instant que l’amour devait s’effacer devant la nécessité royale. Aux mariages royaux, il était d’autres raisons que l’amour.
« Vous pensez que j’ignore ce que vous projetez pour votre fils ? » demanda Harah.
« Que veux-tu dire ? »
« Vous projetez de rassembler les tribus sous son pouvoir. »
« Est-ce mal ? »
« Je vois du danger pour lui… Et Alia fait partie de ce danger. »
Alia se rapprocha tout contre sa mère, ouvrit les yeux et regarda Harah.
« Je vous ai observées toutes les deux, reprit Harah. J’ai vu la façon dont vous vous touchiez. Alia est pareille à ma propre chair puisqu’elle est la sœur d’un être qui est comme mon frère. Je l’ai veillée, je l’ai gardée alors même qu’elle n’était qu’un bébé, depuis le temps où nous avons fui devant la razzia. J’ai lu bien des choses en elle. »
Jessica hocha la tête. Elle sentait grandir l’irritation d’Alia, à côté d’elle.
« Vous savez ce que je veux dire, poursuivit Harah. Cette façon qu’elle a eu de comprendre immédiatement ce que nous lui disions. Aurait-on jamais vu un bébé qui fût au courant de la discipline de l’eau ? Et dont les premiers mots auraient été : Je t’aime, Harah. (Elle regarda Jessica.) Pourquoi croyez-vous que j’aie accepté ses insultes ? Je savais bien qu’il n’y avait aucun mal en elles. »
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