— Ah ! c’est bien ce que je pensais.
Pourquoi ne lui as-tu pas réclamé des éclaircissements ? reprocha la femme bientôt quadragénaire à l’enfant qu’elle avait été à dix ans. Si tu savais ces choses, certains de ces mystères auraient peut-être un sens. Mais elle était consciente que de telles visions ne pouvaient être analysées, qu’il existait des domaines que la méthodologie scientifique ne permettait pas d’explorer. Elle songea à sa mère, si belle dans cette longue robe rouge.
Anawi l’avait sauvée du tigre. Merci, maman, pensa-t-elle. Elle regrettait seulement de n’avoir pu s’entretenir plus longtemps avec elle.
Le son était bizarre, comme si des douzaines de bébés progressaient à quatre pattes sur un sol recouvert de linoléum, et il se rapprochait. Elle n’eut pas le loisir de s’interroger à son sujet car les antennes puis la tête d’un mille-pattes biote apparurent presque aussitôt au bord du puits. Sans ralentir, il poursuivit sa progression vers le bas de la paroi verticale.
Le myriapode biomécanique devait mesurer quatre mètres et il descendait dans la fosse sans difficulté : ses soixante pattes semblaient adhérer à la surface lisse par un phénomène de succion. Nicole enfila son sac à dos et attendit une opportunité. Cette apparition ne la surprenait guère. Elle avait su qu’on viendrait la secourir, depuis sa vision.
Cette créature comportait quinze segments articulés munis de quatre pattes et une tête d’insecte hérissée d’un étrange assortiment de détecteurs, dont deux fines tiges évocatrices d’antennes. Les bouts de métal empilés à l’autre extrémité du puits devaient être des pièces de rechange car elle procéda devant Nicole au remplacement de trois de ses membres locomoteurs, de la carapace d’un de ses segments et de deux protubérances hémisphériques sur le côté de son crâne. Elle termina toutes ces opérations en moins de cinq minutes et repartit vers le haut de la paroi.
Nicole l’enfourcha sitôt que les trois quarts de son corps furent à la verticale. Mais la femme était trop lourde et l’insecte lâcha prise et tomba au fond du puits. Il entama aussitôt une nouvelle escalade. Elle décida d’attendre que toutes ses pattes soient au contact du mur, dans l’espoir que l’adhérence des segments supplémentaires ferait une différence. Ce fut inutile. Ils s’effondrèrent tous les deux.
Une des pattes antérieures du biote fut endommagée et il alla la remplacer avant d’effectuer un troisième essai. Nicole en profita pour sortir sa trousse de soins et tresser huit brins de fils de suture qu’elle noua autour des trois sections postérieures de la créature. Elle enfila ses gants et ceignit son ventre de bandes pour pansements afin que sa combinaison ne pût être entamée par le filin improvisé qu’elle attacha autour de sa taille.
Ça risque de tourner au désastre, se dit-elle en pensant à diverses possibilités. Si le fil cède, je tomberai. Et je n’aurai peut-être pas autant de chance que la première fois.
Le mille-pattes reprit l’ascension de la paroi. Une fois à la verticale il fit quelques petits pas puis fut retenu par le poids de la femme. Il réussit à ne pas basculer en arrière. En peinant, il repartit. Agrippée des deux mains aux fils torsadés, Nicole gardait son corps perpendiculaire au mur telle une alpiniste.
Elle suivait le biote, environ quarante centimètres plus bas. Lorsque la tête de l’insecte de métal arriva au niveau du sol, elle n’était qu’au milieu de la paroi. L’ascension lente et régulière se poursuivait. Le myriapode sortit du puits, un segment après l’autre. Puis le mouvement ralentit et finit par s’interrompre. Seuls les quatre derniers éléments de la créature biomécanique étaient encore sur la surface verticale et Nicole aurait presque pu toucher le dernier en tendant le bras. Les trois premiers mètres de l’insecte étaient désormais horizontaux mais il se retrouvait coincé. La masse qu’il avait en remorque bloquait les articulations de ses derniers segments.
Suspendue à plus de six mètres du fond de la fosse, Nicole s’imagina des scénarios sinistres. Formidable, pensa-t-elle avec ironie en s’agrippant au câble et en collant les pieds à la paroi. Il existe trois possibilités, et aucune n’est à souhaiter. Le fil peut se rompre, le biote risque de lâcher prise, et dans le meilleur des cas je resterai suspendue pour l’éternité dans cette position.
Elle chercha d’autres solutions. La seule qui lui vint à l’esprit et qui pouvait être couronnée de succès – tout en étant très dangereuse – consistait à se hisser le long du filin puis à grimper jusqu’au sommet en prenant appui sur les pattes et les segments du myriapode.
Elle regarda vers le bas et se rappela sa première chute. Autant attendre un peu. Ce machin redémarrera peut-être. Une minute s’écoula. Puis une autre. Nicole inspira à fond. Elle tendit un bras pour agripper la ficelle le plus haut possible et se hisser. Elle recommença, avec l’autre main. Elle atteignit l’élément postérieur, s’étira et saisit une patte. Mais dès qu’elle voulut s’y retenir la ventouse se détacha de la paroi.
Raté, se dit-elle quand la frayeur s’estompa. Elle s’était stabilisée derrière le biote, qu’elle observa avec soin. Ses divers composants étaient recouverts par des plaques qui se chevauchaient. Si je pouvais en atteindre une… Elle réfléchit à ses deux premières tentatives. C’est l’adhérence qui laisse à désirer. À présent que près des trois quarts de son corps sont à l’horizontale, il devrait me soutenir sans trop de difficultés.
Mais elle savait qu’une fois sur le dos de cette créature plus rien ne la retiendrait en cas de chute. Elle fit une tentative et se hissa le long du câble, jusqu’au premier élément de la carapace. Elle l’agrippa et s’y retint, de toutes ses forces. Restait à savoir s’il supporterait son poids. Elle testa sa résistance tout en se retenant aux fils de suture de l’autre main. Tout était parfait, pour l’instant.
Elle s’étira et lâcha le filin puis referma les jambes autour des flancs du myriapode et s’étira pour saisir la plaque suivante. Les pattes du segment postérieur se détachèrent de la paroi mais l’insecte ne tomba pas.
Nicole s’élevait. Elle allait atteindre le sommet quand le biote glissa en arrière de quelques centimètres. Le cœur battant et le souffle court, elle attendit qu’il se fût stabilisé puis rampa vers le segment suivant. Elle arrivait à sa hauteur quand le mille-pattes repartit. Nicole lâcha prise et roula sur le sol en hurlant.
— Alléluia !
* * *
Dressée sur les remparts de New York et le regard rivé sur les flots agités de la mer Cylindrique, elle se demandait pourquoi nul n’avait répondu à son appel à l’aide. Elle pressa la touche d’autodiagnostic de sa radio et sut que l’appareil fonctionnait normalement. Mais elle avait déjà fait trois essais sans établir pour autant un contact avec ses compagnons. Elle connaissait la portée de ces coms et il en découlait qu’elle était seule dans un rayon de huit kilomètres et que le relais du camp Bêta avait cessé d’être opérationnel. Dans le cas contraire, ils pourraient me recevoir et me répondre de n’importe quel point de Rama.
Elle en déduisit que ses compagnons avaient dû regagner Newton pour préparer une nouvelle sortie et que la tempête avait endommagé la station de télécommunications. Le plus inquiétant, c’était que quarante-cinq heures s’étaient écoulées depuis le début de la fonte de la mer Cylindrique et quatre-vingt-dix depuis sa chute dans le puits. Pourquoi n’était-on pas venu la secourir ?
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