Il est devenu attentionné envers moi. Puis maman est partie voir tante Clara. Des souvenirs pénibles s’engouffrèrent dans son esprit, comme l’eau d’un torrent. Elle se remémora l’haleine vineuse de son beau-père, le contact de son corps moite de sueur contre le sien, ses pleurs après qu’il fut ressorti de sa chambre.
Le cauchemar avait duré plus d’un an. Il lui imposait ses volontés chaque fois que sa mère s’absentait. Puis un soir, alors qu’il remettait ses vêtements et regardait ailleurs, Francesca avait abattu sur son crâne une batte de baseball en aluminium. Son beau-père s’était effondré sur le sol, le cuir chevelu ensanglanté et inconscient. Elle l’avait tiré dans le séjour et laissé dans cette pièce.
Il n’a plus jamais osé me toucher, ensuite. Elle écrasa son mégot. Nous sommes devenus des étrangers qui vivaient dans la même maison et j’ai passé de plus en plus de temps avec Roberto et ses copains. J’attendais une opportunité. J’étais prête à la saisir, quand Carlo est arrivé.
* * *
C’était l’été 2184. Âgée de quatorze ans, Francesca flânait à longueur de journée dans les parages de la grand-place. Son cousin Roberto venait d’être agréé en tant que guide de la cathédrale d’Orvieto. Le vieux Duomo, la principale attraction touristique de la ville, avait été construit par phases successives à partir du XIV esiècle. Cette église était un chef-d’œuvre artistique et architectural. Les fresques de Luca Signorelli qui ornaient la chapelle San Brizio étaient considérées comme les plus beaux exemples de la peinture imaginative du XV esiècle hors du musée du Vatican.
Devenir un guide officiel du Duomo relevait de l’exploit, surtout à dix-neuf ans. Elle était fière de Roberto, qui l’autorisait parfois à l’accompagner si elle s’engageait à ne pas le mettre dans l’embarras par ses traits d’esprit.
Un jour d’août, en début d’après-midi, une limousine s’était arrêtée sur la piazza et le chauffeur avait demandé un guide à l’office du tourisme. Son passager n’avait pas pris de réservation et seul Roberto était disponible. Ce fut avec une vive curiosité que Francesca regarda l’homme élégant, en fin de trentaine ou début de quarantaine, qui descendit de l’arrière de la voiture et alla se présenter à son cousin. Les véhicules automobiles étaient interdits depuis près d’un siècle dans le haut Orvieto, sauf sur autorisation spéciale, et il en découlait que ce visiteur sortait de l’ordinaire.
Comme toujours, Roberto commença la visite par les bas-reliefs de Lorenzo Maitani qui ornaient les portails de l’église. Toujours curieuse, Francesca se tenait de côté et fumait sans rien dire pendant que son cousin fournissait des explications sur les personnages démoniaques ciselés au pied d’une des colonnes.
Il désigna un groupe de figures dantesques.
— C’est une des premières représentations de l’enfer. Au XIV esiècle, on s’imaginait un tel lieu en fonction d’une interprétation littérale de la Bible.
— Ah ! s’exclama Francesca.
Elle laissa tomber sa cigarette sur les pavés pour venir vers Roberto et le touriste séduisant.
— C’était surtout une vision typiquement masculine de l’enfer. Vous pouvez noter que la plupart des démons ont des seins et que la majorité des péchés représentés sont à caractère sexuel. Les hommes sont depuis toujours convaincus qu’ils ont été créés parfaits et que leurs instincts les plus vils leur sont inspirés par les femmes.
Le visiteur semblait sidéré par l’apparition de cette adolescente dégingandée qui soufflait de la fumée par sa bouche. Sa beauté et son esprit paraissaient le fasciner. Qui était-elle ?
— Je vous présente ma cousine Francesca, dit Roberto, rendu nerveux par son intervention.
— Carlo Bianchi, déclara l’homme en présentant sa main.
Sa paume était moite. Francesca le dévisagea et sut qu’elle l’intéressait. Elle sentit son cœur s’emballer.
— Si vous vous en tenez à Roberto, vous n’aurez droit qu’à la version officielle. Il a pour instructions de censurer les détails les plus croustillants.
— Et vous, mademoiselle…
— Francesca.
— Et vous, Francesca, avez-vous autre chose à me proposer ?
Elle lui adressa le plus enjôleur de ses sourires.
— J’ai beaucoup lu et je connais par cœur la vie des artistes qui ont travaillé ici, surtout celle de Luca Signorelli. Elle fit une brève pause puis ajouta :
— Saviez-vous par exemple que Michel-Ange est venu à Orvieto pour étudier les nus de ce peintre avant de débuter le plafond de la chapelle Sixtine ?
— Non, je l’ignorais, avoua Carlo qui se mit à rire, déjà sous son charme. Mais cette lacune est désormais comblée. Venez. Joignez-vous à nous. Vos commentaires compléteront ceux de votre cousin.
Elle se sentait flattée par les regards qu’il lui adressait. Il semblait l’évaluer, comme une toile de maître ou un collier de pierres précieuses. Il laissait ses yeux s’attarder sur la silhouette de la jeune fille qui était aiguillonnée par ses rires et s’autorisait des remarques de plus en plus audacieuses.
— Voyez-vous la malheureuse qui est à califourchon sur le dos de ce démon ? demanda-t-elle alors qu’ils admiraient l’incroyable ménagerie de génies des fresques de Signorelli à l’intérieur de la chapelle San Brizio. Elle semble faire la bête à deux dos avec lui, n’est-ce pas ? Eh bien, savez-vous de qui il s’agit ? Cette fille nue n’est autre que la petite amie du peintre. Il travaillait ici jour après jour, et comme elle commençait à s’ennuyer ferme elle s’est envoyé un ou deux ducs pour se changer les idées. Luca n’a pas apprécié et a décidé de régler ses comptes avec elle en la condamnant à chevaucher un démon jusqu’à la fin des temps.
Lorsqu’il cessa de rire, Carlo lui demanda si elle pensait que cette punition était juste.
— Absolument pas, répliqua l’adolescente de quatorze ans. C’est un nouvel exemple du machisme du XV esiècle. Les hommes baisaient qui ils voulaient et on les qualifiait de virils, mais quand une femme avait l’audace d’assouvir ses besoins…
— Francesca ! l’interrompit sèchement Roberto. Tu vas trop loin. Ta mère te tuerait, si elle t’entendait…
— Ma mère n’a rien à voir dans cette histoire. Je parle d’une morale à deux vitesses qui est d’ailleurs toujours en vigueur à notre époque. Prenons…
Carlo Bianchi ne pouvait croire en sa bonne étoile. Ce riche créateur de mode milanais devenu mondialement célèbre avant d’avoir eu trente ans venait de décider, sans raison véritable, de louer une limousine pour aller à Rome au lieu de prendre le train comme à l’accoutumée. Sa sœur Monica lui parlait depuis longtemps de la beauté du Duomo d’Orvieto et s’y arrêter avait été une autre décision prise par simple caprice. Et à présent ! Mamma mia, cette fille était fantastique !
Il l’invita à dîner à la fin de la visite. Mais quand ils arrivèrent à l’entrée du restaurant le plus chic de la ville Francesca hésita. Il comprit et l’emmena dans une boutique. Il lui offrit une robe hors de prix, avec des chaussures et des accessoires assortis, et il fut sidéré de la voir si belle. À seulement quatorze ans !
Elle n’avait encore jamais eu l’occasion de goûter à un excellent vin. Elle le but comme de l’eau. Chaque plat était si délicieux qu’elle saluait sa découverte par de petits cris de joie. Carlo était sous le charme de cette femme-enfant. Il aimait la façon dont elle laissait sa cigarette pendre aux commissures de ses lèvres. C’était tellement naturel, si gauche [1] En français dans le texte. (N.d.T.)
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