Le général Borzov les tenait informés de la progression de l’opération. Il fit une pause théâtrale avant de donner l’ordre de lâcher les deux drones. Ils s’envolèrent dans les ténèbres béantes de Rama. Quelques secondes plus tard l’écran principal du centre de contrôle où devaient apparaître les images envoyées par l’engin que guidait David Brown s’illumina en même temps que la première fusée éclairante. Quand la luminosité perdit de son intensité, les contours d’une vue prise au grand-angulaire s’y matérialisèrent. Il s’agissait d’une représentation composite de l’Hémicylindre nord englobant la totalité de ce territoire, de l’extrémité concave par où ils étaient entrés jusqu’au centre de ce monde artificiel et à la mer Cylindrique. Ce qu’ils virent leur coupa le souffle. Lire des descriptions de Rama et effectuer des exercices d’entraînement dans sa réplique étaient une chose, se trouver amarrés à ce vaisseau géant et découvrir son intérieur en direct était autrement impressionnant.
Que cette vision fût familière n’ôtait presque rien à leur émerveillement. À l’extrémité de la cuvette dans laquelle débouchaient les tunnels des successions de terrasses et de rampes s’ouvraient en éventail jusqu’à la paroi interne du cylindre tournoyant. Trois échelles qui ressemblaient à des voies de chemin de fer divisaient ce bol en sections égales avant de céder la place à des escaliers démesurés de plus de trente mille marches. L’ensemble évoquait trois baleines de parapluie régulièrement espacées et permettait de grimper (ou de descendre) du fond du cratère à l’immense Plaine centrale qui s’enroulait sur la paroi interne du cylindre.
La moitié nord de la Plaine centrale emplissait presque entièrement l’écran. Cette vaste étendue était rompue par des champs rectangulaires de dimensions variables, sauf à proximité des « villes ». Les trois cités visibles – des ensembles de hauts parallélépipèdes évocateurs des immeubles construits par les hommes et reliés par des sortes de routes – furent immédiatement reconnues par les cosmonautes. Les premiers explorateurs les avaient baptisées Paris, Rome et Londres. Les sillons rectilignes visibles dans la Plaine centrale leur étaient également familiers : trois tranchées de dix kilomètres de long sur une centaine de mètres de large, régulièrement espacées sur le pourtour de Rama. Lors de la première visite d’un vaisseau raméen, ces vallées artificielles avaient diffusé une clarté suffisante pour illuminer tout ce monde miniature peu après le dégel de la mer Cylindrique.
Cet étrange plan d’eau formait un anneau démesuré au fond de l’image. Ses flots étaient gelés, comme prévu, et en leur centre émergeait l’île mystérieuse couverte de gratte-ciel que ses découvreurs avaient appelée New York. Les tours qui s’y dressaient semblaient inviter les Terriens à aller les visiter.
Tous restèrent muets près d’une minute, puis le Dr David Brown s’exclama :
— C’est le même Rama ! Vous voyez, bande d’incrédules, il est absolument identique au premier.
Francesca braqua sur lui son caméscope. Les autres restaient sans voix, frappés de stupeur par ce qu’ils avaient sous les yeux.
Le drone de Takagishi transmettait des vues prises au téléobjectif à l’aplomb du tunnel. Elles apparaissaient sur les écrans latéraux du centre de contrôle et leur permettraient de s’assurer qu’il n’était pas nécessaire d’apporter des modifications au projet d’installation des infrastructures de télécommunications et de transport. Lors de cette phase de leur mission, leur « travail » consisterait à comparer les milliers d’images prises par ces drones à celles de Rama I. Les juxtapositions se feraient en mode digital (et donc sans intervention humaine), mais seuls des hommes pourraient interpréter les éventuelles différences. Même si les deux vaisseaux étaient identiques, les écarts de luminosité créeraient des divergences artificielles.
Deux heures plus tard, le dernier drone regagna le relais. La première reconnaissance photographique de Rama II était terminée. Il n’existait aucune dissimilitude de structure majeure entre les deux vaisseaux extraterrestres. Le seul secteur où l’on relevait des variations était celui de la mer Cylindrique, mais tous savaient qu’aucun algorithme de comparaison digitale ne corrigeait de façon satisfaisante la réverbération de la glace. La journée avait été longue et passionnante. Borzov annonça que les affectations de sortie seraient affichées dans une heure et qu’on servirait peu après un « repas spécial » dans le centre de contrôle.
* * *
— Vous ne pouvez pas faire une chose pareille ! s’emporta David Brown.
Il avait fait irruption dans le bureau du commandant sans se donner la peine de frapper et il brandissait un listing sous son nez.
— De quoi parlez-vous donc ? demanda le général Borzov, irrité par ses façons cavalières.
— Il doit y avoir une erreur, continua Brown d’une voix forte. Vous ne pensez tout de même pas que je vais rester à bord de Newton pendant la première sortie ?
Le militaire s’abstint de répondre et le scientifique américain changea de tactique.
— Je tiens à préciser que je conteste cette décision et que les responsables de l’A.S.I. ne l’apprécieront pas plus que moi.
Borzov se leva et dit calmement :
— Fermez la porte, docteur Brown. L’homme fit claquer le panneau coulissant.
— Maintenant, vous allez m’écouter. Je me fiche que vous ayez ou non des relations. Je suis le commandant de cette expédition et si vous continuez de vous comporter comme une prima donna je veillerai à ce que vous ne mettiez jamais les pieds dans Rama.
Brown baissa la voix.
— J’ai le droit de réclamer une explication. Je suis le plus âgé des scientifiques et notre porte-parole auprès des médias. Il est inadmissible que je sois consigné à bord pendant que neuf autres cosmonautes pénètrent dans Rama.
— Je n’ai pas à justifier mes décisions, répliqua Borzov qui tirait visiblement plaisir du pouvoir qu’il détenait sur cet Américain arrogant. Mais pour votre gouverne, je vais vous dire pourquoi vous ne débarquerez pas. Cette première visite a deux objectifs : mettre en place les moyens de télécommunications et de transport et compléter la reconnaissance visuelle afin d’établir si ce vaisseau est en tout point semblable au premier…
— Les drones l’ont déjà confirmé, intervint Brown.
— Pas selon le Dr Takagishi. Il dit que…
— Bordel, mon collègue ne s’estimera satisfait qu’après avoir comparé le moindre centimètre carré de cet appareil à celui correspondant de Rama I. Vous avez vu les images et ne pouvez encore douter que…
Il s’interrompit au milieu de sa phrase. Borzov tambourinait sur son bureau du bout des doigts et le foudroyait du regard.
— Me laisserez-vous terminer ? lui demanda le militaire. Quoi que vous en pensiez, le Dr Takagishi est considéré comme le plus grand expert actuel de Rama. Vous ne pouvez prétendre que vous connaissez cet appareil aussi bien que lui. Les cinq cadets de l’espace devront installer notre infrastructure. Les journalistes les accompagneront, non seulement parce qu’ils ont des tâches bien précises à effectuer mais aussi parce que l’attention du monde entier est braquée sur nous. Finalement, il est indispensable que je pénètre au moins une fois dans Rama pour pouvoir tenir mon rôle de commandant de cette mission, et j’ai décidé de le faire dès maintenant. Nos instructions précisent qu’un minimum de trois membres de l’équipe doivent rester à bord lors des premières sorties et il n’est pas nécessaire d’être…
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