Mais Cirocco se réveilla en criant dans l’obscurité totale. Son corps était trempé de sueur tandis qu’elle attendait que frappe la lame de Gene. Gaby la fit se rallonger et la maintint jusqu’à ce que le cauchemar fût passé.
« Depuis combien de temps es-tu là ? s’étonna Cirocco.
— Depuis que j’ai recommencé à pleurer. Merci de m’avoir laissé venir près de toi. » Menteuse. Mais elle sourit en y pensant.
La température monta encore au cours des mille marches : il faisait si chaud qu’elles ne pouvaient toucher les murs et que la semelle de leurs chaussures brûlait. Cirocco sentit le goût de la défaite car elle savait qu’il leur restait encore plusieurs milliers de marches avant même d’être à mi-parcours, auquel point elles pouvaient espérer voir la température redescendre.
« Encore mille marches, dit-elle. Si nous y parvenons. S’il ne fait pas plus frais, on fait demi-tour pour essayer par l’extérieur. » Mais elle savait bien que le câble était maintenant trop incliné. Et les arbres, dès avant qu’elles ne pénètrent dans le tunnel, étaient déjà trop espacés pour être utilisables. L’inclinaison du câble atteindrait quatre-vingts degrés avant qu’elles n’atteignent le rayon. Elles se trouveraient peut-être alors en face d’une muraille de verre, la pire hypothèse qu’elle eût envisagée en préparant leur voyage.
« Comme tu voudras. Attends une minute, je voudrais ôter cette chemise. J’étouffe. »
Cirocco se déshabilla elle aussi puis elles poursuivirent leur chemin dans la fournaise.
Cinq cents marches plus haut, elles avaient renfilé leurs vêtements. Encore trois cents marches et elles ouvraient les sacs pour en sortir les manteaux.
De la glace commençait d’apparaître sur les murs et la neige crissait sous leurs pieds. Elles mirent des gants et rabattirent la capuche de leurs parkas. Immobiles dans la lueur de la lampe soudain rendue plus brillante par la réflexion des parois givrées, elles regardaient leur haleine se condenser en cristaux de glace en scrutant le corridor qui devant elles se rétrécissait indiscutablement.
« Encore mille marches ? suggéra Gaby.
— Tu as dû lire dans mes pensées. »
Bientôt la glace contraignit Cirocco à baisser la tête, puis à ramper à quatre pattes. L’obscurité retomba peu après et Gaby prit la tête en tenant la lampe devant elle. Cirocco s’arrêta pour souffler dans ses mains engourdies puis elle se mit sur le ventre et rampa.
« Eh ! Je suis coincée ! » Elle constata avec plaisir qu’il n’y avait nulle panique dans sa voix. C’était terrifiant mais elle savait bien qu’elle pouvait se libérer en faisant marche arrière.
Puis elle n’entendit plus aucun bruit devant elle.
« O.K. Je ne peux toujours pas faire demi-tour mais ça commence à s’élargir. Je vais voir devant ce qui se passe. Vingt mètres. D’accord ?
— D’accord. » Elle entendit les crissements s’éloigner. L’obscurité se referma sur elle et elle eut juste le temps d’avoir un accès de sueurs froides avant que la lampe ne l’éblouisse. En un instant Gaby était de retour. Elle avait des cristaux de glace dans les sourcils.
« C’est ici le passage le plus difficile.
— Dans ce cas, je passerai. Je ne suis pas venue jusque-là pour finir coincée comme un bouchon dans un goulot.
— Voilà ce que tu as gagné à boulotter tous ces bonbons, ma grosse. »
Gaby ne parvenant pas à la dégager, elle recula pour récupérer son piolet. Après avoir entamé la glace, elle fit un nouvel essai.
« Vide tes poumons », suggéra Gaby. Elle la tira par les mains. Elle parvint enfin à la sortir.
Derrière elles, un pan de glace long de près de un mètre se détacha du toit et dégringola le tunnel avec bruit.
« Voilà pourquoi le passage est ouvert, constata Gaby. Le câble est flexible : en travaillant, il brise la glace.
— Ça, plus l’air chaud qui est derrière nous. Bon, cessons de faire des hypothèses, d’accord ? Allez, en route. »
Elles ne tardèrent pas à pouvoir se mettre debout et peu après la glace n’était plus qu’un souvenir. Elles ôtèrent les manteaux en se demandant quelle serait la prochaine épreuve.
Le grondement apparut quatre cents marches plus loin. Il s’amplifia au point qu’il leur était facile d’imaginer d’immenses machines en train de bourdonner juste derrière la paroi du tunnel. L’un des murs était chaud mais sans commune mesure avec ce qu’elles avaient déjà pu traverser.
Elles étaient certaines que ce bruit provenait de l’air aspiré à la Porte des Vents et transporté tout là-haut vers quelque destination inconnue. Deux mille marches encore et elles pénétraient à nouveau dans une zone torride. Elles se hâtèrent pour la traverser, sans même prendre la peine de se déshabiller car elles savaient que le bout du tunnel était proche. Comme prévu la chaleur décrût après avoir atteint un maximum, digne d’un sauna, que Cirocco estima à soixante-quinze degrés.
Gaby était toujours en tête et c’est elle qui aperçut la première le jour. Il ne faisait pas plus clair que sur l’autre face : cela commença par une mince bande argentée qui s’ouvrait sur leur gauche pour finir par une corniche le long du câble. Elles se donnèrent des grandes claques dans le dos puis reprirent leur ascension.
Toujours montant, toujours vers le sud, elles passèrent le sommet du câble et commencèrent à redescendre de l’autre côté. Le câble était désormais absolument dénudé : ni arbre ni terre, nulle part. C’était la première fois que Gaïa leur apparaissait comme cette machine dont Cirocco avait soupçonné l’existence : un édifice massif, incroyable ; l’œuvre de créatures qui vivaient peut-être encore dans le moyeu. Le câble lisse et nu montait maintenant sous un angle de soixante degrés, en se rapprochant de la gueule évasée du rayon. L’espace subsistant entre la paroi du rayon et le câble lui-même s’était réduit à moins de deux mille mètres.
Sur le versant sud, l’escalier pénétrait dans un nouveau tunnel. Elles s’y engagèrent avec confiance, mais il leur réservait une surprise. Elles avaient traversé rapidement la première zone de chaleur et se congratulaient lorsqu’elles sentirent la température commencer à redescendre. Arrivée aux alentours de dix degrés, elle remonta à nouveau.
« Diable ! Cette fois, c’est différent. Partons !
— Dans quel sens ?
— Reculer serait aussi désastreux qu’avancer. Avançons ! »
Le seul danger était en fait que l’une d’elles tombe et se blesse mais leur situation terrorisa Cirocco et lui rappela qu’il ne fallait jamais sous-estimer Gaïa. Elle avait oublié que le câble était composé d’un lacis de brins au sein desquels la circulation des fluides froids et chauds pouvait effectuer des parcours complexes.
Elles franchirent la zone de vibrations – qui, elle, demeurait toujours au centre – puis la zone froide, celle-ci nettement moins glaciale que la première, avant d’émerger à nouveau sur la face nord du câble.
Le sommet à traverser, puis un troisième tunnel. Ce tunnel franchi, retour au sommet.
Elles répétèrent cette séquence sept fois en deux jours. Elles auraient pu aller plus vite si le quatrième tunnel ne les avait pas retardées par des congères entre lesquelles même Gaby ne pouvait passer qu’après les avoir entamées au piolet. Il leur avait fallu huit heures pour se frayer un chemin.
Mais lorsqu’elles atteignirent de nouveau la face sud, le tunnel avait cette fois-ci disparu : la pente se situait désormais entre quatre-vingts et quatre-vingt-dix degrés et l’escalier s’enroulait maintenant autour du câble comme la spirale colorée autour d’un bâton de sucre d’orge.
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