— Je vous sens à peine. Mais comment allez-vous tenir ?
— Nous allons y réfléchir. Je pensais que… » Elle s’interrompit en poussant un cri aigu. Cornemuse avait tourné la tête de cent quatre-vingts degrés.
« Que se passe-t-il ?
— Rien. Nous n’avons pas votre souplesse. J’ai du mal à y croire. N’importe. Regardez donc devant, où vous allez, et démarrez lentement.
— Quel pas préférez-vous ?
— Hein ? Oh ! Je n’y connais rien !
— Dans ce cas, je vais commencer par le trot, puis nous passerons à un petit galop.
— Cela vous gêne-t-il si je passe mes bras autour de vous ?
— Aucunement. »
Cornemuse décrivit un large cercle en accélérant progressivement. Elles passèrent devant Gaby qui leur cria ses encouragements. Lorsqu’elle redescendit au trot pour s’arrêter enfin, elle semblait à peine essoufflée.
« Pensez-vous que ça va marcher ? demanda Cirocco.
— Je pense que oui. Essayons maintenant avec vous deux.
— J’aimerais avoir quelque chose pour recouvrir ce harnais. Quant à Gaby, pourquoi ne pas lui trouver quelqu’un d’autre ? »
En moins de deux minutes, Cornemuse avait déniché deux coussins et un autre volontaire. Il s’agissait d’un mâle, cette fois, à la robe lavande avec une queue et des cheveux blancs.
« Eh, Rocky, j’ai une monture plus marrante que toi.
— Tout dépend du point de vue. Gaby, je voudrais te présenter… » elle chanta le nom, fit dans l’autre sens les présentations tout en glissant à Gaby en aparté : « Appelle-le Flûte-de-Pan.
— Pourquoi pas Leo ou Georges ? » ronchonna-t-elle, mais elle lui serra la main et l’enfourcha avec souplesse.
Ils se mirent en route. Les Titanides entonnèrent une chanson de marche que les femmes reprirent de leur mieux. Lorsqu’elle fut terminée, elles en apprirent une autre. Puis Cirocco se lança à son tour avec Le Merveilleux Magicien d’Oz, suivi de Sur la route de Louviers, puis de En avant, Le Ciel nous attend. Les Titanides étaient ravies ; elles ignoraient que les humains eussent des chansons.
Cirocco avait descendu le Colorado en radeau et l’Ophion en coquille de noix. Elle avait survolé le pôle Sud et traversé les Etats-Unis en biplan. Elle avait voyagé en autoneige et à bicyclette, en téléphérique et en gravitrain et fait une petite balade à dos de chameau. Rien de cela ne pouvait se comparer à une chevauchée à dos de Titanide sous la voûte de Gaïa, par un long après-midi-éternellement proche du crépuscule. Devant elle, un escalier menant au ciel surgissait du sol pour se fondre dans la nuit.
Elle rejeta la tête en arrière et chanta :
It’s a long way to Tipperary, it’s a long way to go…
La Porte des Vents n’était que roche aride et terrain torturé.
Pareils à des phalanges noueuses, des éperons ridaient la terre brune, entre lesquels s’ouvraient des failles profondes. Ces arêtes s’évasèrent pour former des doigts qui agrippaient le sol pour le froisser comme une feuille de papier. Les doigts se rejoignaient pour former une main basanée que prolongeait un long bras décharné surgi de l’obscurité.
L’atmosphère était sans cesse agitée : de soudaines bouffées de vent soufflaient dans tous les sens en soulevant des milliers de tourbillons de poussière qui dansaient dans leur sillage.
Ils entendirent bientôt le hululement. C’était un bruit caverneux, qui s’il était déplaisant n’avait pas la tristesse poignante du grand vent de l’Océan qu’on appelait Lamentation de Gaïa.
Cornemuse leur avait donné une vague idée de ce qui les attendait. Les arêtes sur lesquelles ils grimpaient étaient les brins du câble qui émergeaient du sol sous un angle de trente degrés et qu’avait recouverts l’humus. Le vent avait creusé ses canyons qui convergeaient tous vers l’origine du son.
Ils passèrent bientôt le long de trous creusés dans le sol par le vent : certains n’avaient pas plus de cinquante centimètres de diamètre, d’autres étaient assez larges pour engouffrer une Titanide. Chacun émettait un sifflement distinct. L’ensemble produisait une musique non harmonique, dissonante, qui rappelait les recherches les plus expérimentales du début du siècle. En bourdon résonnait une note d’orgue continue.
Les Titanides empruntèrent la dernière arête, la plus longue. Le sol en était dur et rocailleux, depuis longtemps débarrassé de toute poussière, mais la crête centrale était étroite et les crevasses larges et profondes. Cirocco espérait qu’elles savaient à quel moment s’arrêter. Le vent leur faisait maintenant venir les larmes aux yeux.
« Voici la Porte des Vents, chanta Cornemuse. Nous n’osons pas nous aventurer plus près car les vents deviennent assez puissants pour vous emporter. Mais vous pourrez apercevoir le Grand Hurleur en descendant la pente. Désirez-vous que je vous y conduise ?
— Merci, mais je vais marcher. » Et Cirocco mit pied à terre.
« Je vous montre le chemin. » Cornemuse entreprit la descente, à petits pas prudents, mais apparemment sans difficulté.
Les Titanides atteignirent une faille verticale qu’elles longèrent vers l’est. Lorsque Gaby et Cirocco y arrivèrent à leur tour elles remarquèrent un accroissement sensible du vent et du bruit.
« Si cela continue ainsi, cria Cirocco, je crois qu’on ferait mieux d’abandonner !
— Je suis d’accord. »
Mais lorsqu’elles rejoignirent l’endroit où s’étaient arrêtées les Titanides elles virent qu’il était inutile d’aller plus loin.
Sept orifices d’aspiration étaient visibles, chacun au fond d’une gorge profonde et escarpée. Les six premiers avaient un diamètre oscillant entre cinquante et deux cents mètres. Le dernier, le Grand Hurleur, aurait pu les englober tous.
Cirocco estima que l’orifice devait faire un kilomètre de haut et cinq cents mètres dans sa plus grande largeur. Sa forme ovale était encore accentuée par sa disposition entre deux brins du câble qui émergeaient du sol en formant un V étroit et renversé. À leur point de jonction s’ouvrait cette bouche gigantesque de roche nue.
Les rebords de l’ouverture étaient si lisses qu’ils brillaient au soleil comme des miroirs déformants. L’action du vent et du sable abrasif qu’il transportait les avait polis, depuis des millénaires. La roche brune, sillonnée par les veines plus claires de minerai, avait un aspect nacré.
Cornemuse se pencha pour chanter à l’oreille de Cirocco.
« Je vois pourquoi, lui cria-t-elle.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? » Gaby voulait savoir.
— Elle a dit qu’ils appelaient cet endroit l’entrejambe de Gaïa.
— Je vois pourquoi. Nous sommes sur une des jambes.
— C’est cela même. »
Cirocco donna une tape sur la croupe de Cornemuse et lui montra le sommet de la crête. Elle se demandait quels étaient leurs sentiments envers un tel endroit. De la peur ? Peu probable : il était situé à deux pas de leur ville. Les Suisses ont-ils peur des montagnes ?
Il était agréable de retrouver un calme relatif. Elle se mit à côté de Cornemuse pour contempler les environs.
Si l’on considérait, comme elle l’avait fait plus tôt, que la base du câble formait une main géante, ils étaient allés jusqu’à la hauteur de la seconde phalange de l’un des doigts. Le Hurleur était situé sous l’attache de deux d’entre eux.
« Y a-t-il un autre itinéraire ? chanta Cirocco. Un moyen d’atteindre la grande plaine, là-haut, sans être aspiré par Gaïa ? »
Flûte-de-Pan, qui était un peu plus âgé que Cornemuse, opina.
« Oui, il en existe beaucoup. Cette mère de tous les trous est la plus grande. Mais toutes les autres arêtes peuvent vous conduire au plateau.
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