Son front se rida. « Comment pourrait exister ce sentiment-d’harmonie-parmi-les-siens alors que ce sont des anges ? » Le terme qu’il employait était le même que celui choisi par Cirocco parmi d’autres, aussi peu adéquats : la « paix » était chez les Titanides une condition universelle, qui allait pratiquement sans dire. Entre anges et Titanides, c’était un concept hors du champ de leur langage.
« Mon peuple n’a pas d’ennemis d’autres races, expliqua Cirocco, mais nous nous battons entre nous. Nous avons développé des moyens pour résoudre ces conflits.
— Ce n’est pas un problème pour nous. Nous savons Parfaitement régler nos problèmes d’hostilité mutuelle.
— Peut-être alors pourriez-vous nous l’enseigner. Mais pour ma part, je souhaiterais pouvoir vous montrer ce que nous avons appris. Parfois, les deux parties éprouvent une trop grande hostilité pour accepter de s’asseoir et discuter. Dans ce cas, nous appelons un tiers pour qu’il siège entre les ennemis. »
Il haussa un sourcil puis prit un air soupçonneux. « Si cela marche, pourquoi vous faut-il tant d’armes ? »
Elle ne put que sourire. Il n’était pas facile d’en remontrer aux Titanides.
« Parce que ça ne marche pas toujours. Alors nos guerriers essaient de se détruire mutuellement. Mais nos armes sont devenues tellement terrifiantes que plus personne ne les a employées depuis bien longtemps. Nous sommes plus doués pour faire la paix, et je n’en veux pour preuve que le fait que nous n’avons pas encore entièrement détruit notre planète alors que nous en avions la possibilité depuis au moins… disons soixante myriarevs.
— Ce qui est un clin d’œil devant la rotation de Gaïa, chanta-t-il.
— Je ne me vante pas. C’est une chose terrible que de vivre en sachant que non seulement votre… votre arrière-mère et vos amis et vos voisins peuvent être rayés de l’existence mais aussi tous les membres de votre espèce jusqu’au dernier. »
Maître-Chanteur opina gravement, visiblement impressionné.
« À vous de décider. Notre espèce peut vous offrir encore plus de guerre, ou bien la possibilité de la paix.
— Je vois, psalmodia-t-il, préoccupé. C’est une grave décision à prendre. »
Cirocco préféra se taire. Maître-Chanteur savait qu’il était en son pouvoir d’apprendre le secret des armes que Gene se proposait d’offrir.
La chandelle accrochée au mur pétilla et s’éteignit ; seule, celle qui restait entre eux continuait de projeter des ombres dansantes sur ses traits féminins.
« Où pourrais-je trouver celui qui accepterait de se tenir au milieu ? Il me semble qu’il se ferait transpercer par les lances jetées des deux côtés. »
Cirocco tendit les mains. « Je suis prête à offrir mes services en tant que représentante accréditée par les Nations unies. »
Maître-Chanteur l’étudia. « Sans vouloir offenser les Na-Scions-une-hie, nous n’en avons jamais entendu parler. En quoi nos guerres pourraient-elles les intéresser ?
— Les Nations unies s’intéressent toujours aux guerres. Pour être franches, elles ne valent guère mieux que nous tous dans l’ensemble, ce qui les rend loin d’être parfaites. »
Son haussement d’épaules semblait prouver qu’il l’avait supposé depuis le début. « Et pourquoi feriez-vous ceci pour nous ?
— Je dois de toute façon traverser le territoire des anges pour monter voir Gaïa. Et je hais la guerre. »
Pour la première fois, Maître-Chanteur parut impressionné. À l’évidence son opinion sur elle était nettement remontée.
« Vous n’aviez pas dit que vous étiez en pèlerinage. Voici qui éclaire la question d’un jour nouveau. C’est, je le crains, de la folie mais c’est une sainte folie. » Il se pencha par-dessus la table, saisit sa tête entre ses grosses mains, s’inclina et lui baisa le front. C’était le geste le plus sacré qu’elle ait vu accomplir par une Titanide et elle en fut touchée.
« Partez, alors. Je ne songerai plus à des armes nouvelles. Les choses sont bien assez terribles pour que je m’abstienne de prendre une route menant à la destruction. »
Il fit une pause avant de reprendre, faisant semble-t-il effort sur lui-même : « Si par un heureux bonheur vous deviez effectivement voir Gaïa, je voudrais que vous lui demandiez de ma part pourquoi mon arrière-fille devait mourir. Si elle ne vous répond pas, donnez-lui une gifle en lui disant que c’est de la part de Maître-Chanteur.
— J’y veillerai. » Elle se leva, curieusement soulagée ; pour la première fois depuis deux mois son avenir semblait moins inquiétant. Elle s’apprêtait à partir lorsque quelque chose la retint.
« Quel était la signification de ce baiser ? » demanda-t-elle.
Il leva les yeux.
« C’était le baiser des morts. Une fois que vous serez partie, plus jamais je ne vous reverrai. »
Cornemuse s’était assigné le rôle de guide et de source d’informations pour le groupe d’humains. À l’en croire, son arrière-mère approuvait l’initiative en la considérant comme une excellente expérience d’apprentissage. Les hommes apparaissaient comme l’événement le plus excitant qu’ait connu Titanville depuis bien des myriarevs.
Lorsque Cirocco exprima le désir de visiter la Porte des Vents, en dehors de la ville, Cornemuse prépara un pique-nique et deux outres de vin. Calvin et Gaby se proposèrent pour l’accompagner tandis qu’August restait assise à regarder par la fenêtre, comme d’habitude. Gene demeurait introuvable. Cirocco rappela à Calvin sa promesse de rester garder Bill.
Bill lui demanda d’attendre qu’il soit guéri. Elle se vit contrainte de lui rappeler que c’était toujours elle qui commandait, ce qu’il avait tendance à oublier. Sa réclusion le rendait geignard et mesquin. Cirocco le comprenait mais elle appréciait nettement moins lorsqu’il se voulait protecteur.
« Belle journée pour un pique-nique », chanta Cornemuse lorsque Gaby et Cirocco la rejoignirent à la sortie de la ville. « Le sol est sec. Nous devrions pouvoir faire l’aller-retour en quatre ou cinq revs. »
Cirocco s’agenouilla pour lacer les mocassins de cuir souple que les Titanides lui avaient confectionnés puis elle se redressa et porta son regard vers l’ouest, vers le câble central de Rhéa qui se dressait dans l’air pur au-dessus des terres brunes : la Porte des Vents.
« Je ne voudrais pas vous décevoir, lui répondit-elle, mais il nous faudra, mon amie et moi, un décarev pour nous rendre là-bas et autant pour en revenir. Nous pensons camper à la base du câble pour prendre notre fausse mort. »
Cornemuse frissonna. « Si vous pouviez vous en passer : cela me terrorise toujours. Comment les vers font-ils pour ne pas vous dévorer ? »
Cirocco rit. Les Titanides ne dormaient jamais. Elles trouvaient le processus encore plus troublant que cette faculté bizarre de rester perpétuellement en équilibre sur deux jambes.
« Il y a une autre possibilité. Mais j’hésite à la suggérer de crainte de vous offenser. Sur Terre, nous avons des animaux – pas des gens – dont la conformation s’approche de la vôtre. Et nous nous déplaçons sur leur dos.
— Sur leur dos ? » Elle parut perplexe puis son visage s’éclaira lorsqu’elle fit le rapport. « Vous voulez dire, en passant une jambe de chaque côté de… bien sûr, je vois ! Croyez-vous que ça pourrait marcher ?
— Je veux bien essayer si vous le désirez. Tendez-moi la main. Non, tournez-la… comme ça. Je m’en vais poser le pied dessus… » C’est ce qu’elle fit et, s’appuyant sur l’épaule de la Titanide, elle l’enfourcha. Elle s’assit sur la large croupe ; le harnais était sous elle et derrière ses jambes se trouvaient les sacs. « Est-ce confortable ?
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