« Je ne veux pas voir ça. Enlevez-moi ça d’ici !
— Pourrais-je regarder ? chanta Berceuse.
— Non ! » Elle luttait contre la nausée et, incapable de chanter sa réponse à la Titanide, hocha vigoureusement la tête. « Gaby, détruis ça. Tout de suite, tu m’as entendue ?
— C’est fait, Rocky. »
Cirocco laissa échapper un profond soupir qui se mua en sanglot. « Je ne voulais pas te crier dessus. Berceuse m’a dit qu’elle voulait le voir. J’aurais probablement dû la laisser faire. Peut-être en aurait-elle su l’origine. »
Cirocco assurait qu’elle était capable de marcher mais les conceptions médicales des Titanides exigeaient force caresses, chaleur et chansons de réconfort. Berceuse la transporta par les rues poussiéreuses jusqu’aux quartiers que les Titanides lui avaient réservés. Elle lui chanta l’air destiné au réconfort des détresses mentales lorsqu’elle la coucha. Il y avait deux lits vides près du sien.
« Bienvenue à l’hôpital vétérinaire », l’accueillit Bill. Elle parvint à sourire faiblement tandis que Berceuse arrangeait les couvertures.
« Votre ami plein d’humour grince encore des plaisanteries ? chanta Berceuse.
— Oui, il appelle ceci l’endroit-où-l’on-soigne-les-animaux.
— Il devrait avoir honte. La médecine est la même pour tout le monde. Buvez ceci et vous vous détendrez. »
Cirocco s’empara de la gourde et but longuement. Le liquide la brûla intérieurement en répandant sa chaleur dans tout son corps. Les Titanides buvaient des boissons fermentées pour les mêmes raisons que les êtres humains : c’était l’une des plus agréables découvertes de ces six derniers jours.
« J’ai comme l’impression de m’être fait taper sur les doigts, dit Bill. Je reconnais cette intonation maintenant.
— Elle t’adore, Bill, même quand tu es impossible.
— J’espérais te remonter le moral.
— C’était une tentative intéressante. Bill, ça avait quatre jambes.
— Ouille ! Et moi qui fais des plaisanteries sur les animaux. » Il s’approcha pour lui prendre la main.
« Ça va bien. C’est fini maintenant, et tout ce que je veux, c’est dormir. »
Ce qu’elle fit, après avoir encore bu deux grandes lampées.
Gaby passa la première heure après son opération à répéter à tout le monde qu’elle se sentait bien, puis elle vomit et resta fiévreuse pendant deux jours. August traversa l’épreuve sans en être aucunement affectée. Cirocco était endolorie mais en bonne santé.
Bill se portait bien puisqu’il se rétablissait mais Calvin jugea que l’os n’avait pas été remis convenablement.
« Alors combien de temps encore cela va-t-il prendre ? » demanda Bill. Ce n’était pas la première fois qu’il posait cette question. Il n’y avait rien à lire, pas de télévision à regarder ; rien qu’une fenêtre donnant sur une rue sombre de Titanville. Il ne pouvait parler à ses infirmières, sinon en petit nègre : Berceuse apprenait l’anglais, mais avec une extrême lenteur.
« Au moins deux semaines encore, répondit Calvin.
— J’ai l’impression de pouvoir marcher tout de suite.
— Tu en serais probablement capable et c’est bien là le danger : ta jambe se briserait comme une allumette. Non, je ne te laisserai pas te lever, même avec des béquilles, avant quinze jours.
— Et si on le sortait ? proposa Cirocco.
— Aurais-tu envie de sortir, Bill ? »
Ils sortirent donc Bill et son lit dans la rue pour le déposer à quelque distance de là sous l’un de ces arbres en parasol qui rendaient Titanville invisible de haut et leur fournissait le meilleur semblant de nuit depuis leur exploration de la base du câble. Les Titanides éclairaient en effet leurs demeures et leurs rues en permanence.
« As-tu vu Gene aujourd’hui ? demanda Cirocco.
— Ça dépend de ce que tu entends par aujourd’hui, remarqua Calvin avec un bâillement. C’est toujours toi qui as ma montre.
— Mais tu ne l’as pas vu ? »
Calvin fit un signe de dénégation. « Pas depuis un bout de temps.
— Je me demande ce qu’il fabrique. »
Calvin avait découvert Gene alors qu’il suivait l’Ophion, dans un défilé sinueux traversant la chaîne des monts Némésis de Crios, la zone diurne immédiatement à l’ouest de Rhéa. Il disait avoir émergé dans la zone crépusculaire et n’avoir cessé de marcher depuis, dans l’espoir de rejoindre les autres.
Lorsqu’on lui demandait ce qu’il avait fait, il se contentait de répondre par « survivre ». Cirocco n’en doutait pas mais se demandait simplement ce qu’il entendait par là. Il balayait son expérience de privation sensorielle en expliquant qu’il s’était inquiété au début mais s’était calmé une fois qu’il eut compris la situation.
Cirocco, là non plus, n’était guère satisfaite par une telle explication.
Au début, elle se réjouit d’avoir enfin quelqu’un qui fût, semblait-il, aussi peu affecté qu’elle. Gaby geignait toujours dans son sommeil. Bill avait des trous de mémoire, quoiqu’il se remît lentement. August faisait de la dépression chronique à tendance suicidaire. Calvin était heureux mais préférait la solitude. Gene et elle étaient les deux seuls en apparence relativement inchangés.
Elle savait pourtant que le mystère l’avait touchée lors de son séjour dans l’obscurité : elle était capable de chanter aux Titanides. Elle sentait que Gene avait dû subir plus qu’il n’en voulait bien révéler et se mit donc à en guetter des indices.
Il souriait tout le temps. Ne cessait d’assurer qu’il se sentait en pleine forme, même lorsqu’on ne lui demandait rien. Il était amical. Par moments, il en faisait trop, mais en dehors de ça il semblait parfaitement normal.
Elle décida d’aller le trouver pour tenter une fois encore de parler avec lui de ses deux mois d’absence.
Elle aimait Titanville.
Il faisait bon sous les arbres : comme dans Gaïa la chaleur provenait du sol, les frondaisons avaient un effet de serre. C’était une chaleur sèche ; pieds nus et en chemisette légère, Cirocco se trouvait parfaitement à l’aise. Les rues étaient plaisamment éclairées par des lanternes en papier qui lui rappelaient leurs homologues japonaises. Le sol était de terre battue, humidifié par des plantes appelées arrosettes qui vaporisaient leurs gouttelettes une fois par révolution. Lorsque le phénomène se produisait l’air embaumait comme la nuit d’été après une averse. Les haies étaient surchargées de fleurs au point qu’une pluie de pétales en tombait en permanence. Elles s’accommodaient sans problème de l’obscurité permanente.
Les Titanides n’avaient jamais entendu parler d’urbanisme. Les habitations étaient éparpillées au hasard sur et sous le sol, et jusque dans les arbres. Les routes se dessinaient au gré de la circulation. Pas de balisage ni de noms de rues : un plan de la ville aurait rapidement été recouvert de corrections à mesure que de nouvelles constructions s’édifiaient au beau milieu des chemins, contraignant les piétons à se frayer un passage au travers des haies, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre fût établi.
Tout le monde avait pour la saluer un refrain amical :
« Hello, le monstre terrien ! Toujours en équilibre, à ce que je vois ! »
« Eh, regardez ! voilà le bipède bizarre. Viens donc festoyer avec nous Si-Ro-Co. »
« Désolé, les amies, chantait-elle. J’ai du boulot. Auriez-vous vu le Maître-Chanteur en-Do-Dièse ? »
Elle s’amusait à traduire ainsi leurs chants bien qu’en titanide des termes comme « monstre » ou « bizarre » n’eussent contenu aucune insulte.
Mais l’invitation à festoyer était bien difficile à décliner. Après deux mois d’un régime de viande crue et de fruits fades, la nourriture des Titanides paraissait trop bonne pour être vraie. La cuisine était leur art majeur et les humains, à quelques rares exceptions près, pouvaient ingurgiter les mêmes aliments que les Titanides.
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