Ce dont elle disposait, c’était de listes de mots et de règles de construction grammaticale. Cela fonctionnait parfaitement pour les noms ; il lui suffisait de penser à un objet pour connaître son nom. Les écueils commençaient avec certains verbes. Courir, sauter, nager, respirer : pas de problème. Mais les verbes qualifiant des actions accomplies par les Titanides mais pas par les humains étaient moins clairs.
Enfin, là où le système échouait totalement c’était pour décrire les relations familiales, les codes de conduite, les mœurs et une foule d’autres domaines où Titanides et humains avaient peu de choses en commun. Ces concepts devenaient des blancs dans les mélodies titanides : elle les traduisait parfois, pour elle ou pour Gaby, à l’aide de mots composés à rallonge du genre : celle-qui-est-l’ortho-avant-sœur-naturelle-de-mon-arrière-mère ou bien le-sentiment-de-dégoût-justifié-envers-les-anges. Ces phrases ne correspondaient qu’à un seul mot dans le chant des Titanides.
Cela se ramenait au fait que, même dans sa tête, une pensée étrangère le demeurait. Elle ne pouvait manipuler ces concepts qu’après en avoir obtenu l’explication : elle manquait de référentiel.
L’ultime complication causée par l’arrivée des compagnons de la guérisseuse tenait à la question des noms : il y en avait trop dans la même tonalité si bien que son système originel ne pouvait plus s’appliquer. Gaby ne pouvait les chanter et donc Cirocco devait trouver des équivalents en anglais.
Puisqu’elle avait commencé dans une veine musicale, elle décida de poursuivre. Leur première connaissance se vit donc rebaptiser Cornemuse-en-Do-Dièse car son nom évoquait le bruit d’une corne de brume. Si-Bémol devint Banjo-en-Si-Bémol. La guérisseuse était Berceuse-en-Si, la rouquine Valse-en-Sol-Mineur, la baie Clarinette-en-Si et la Titanide bleue répondait maintenant au nom de Foxtrot-en-Sol. Enfin, le zèbre orange et jaune fut baptisé Limonaire-en-Ré-Mineur.
Gaby ne tarda pas à laisser tomber l’armature à la clé, ce qui ne pouvait après tout surprendre Cirocco qu’elle avait toujours persisté à appeler Rocky.
L’ambulance était un long chariot de bois monté sur quatre roues à bandage en caoutchouc, tiré par un attelage de deux titanides. Il était équipé d’une suspension pneumatique et de freins à patins commandés par les tireurs. Le bois d’un jaune brillant rappelait le pin ; soigneusement poncé, il était assemblé sans l’aide de clous.
Cirocco et Gaby placèrent Bill dans un vaste lit au milieu du chariot puis elles grimpèrent derrière lui, accompagnées par Berceuse, la guérisseuse. Celle-ci se posta à son chevet, jambes pliées sous elle, et chanta en lui bassinant le front avec un linge humide. Les autres Titanides marchaient à côté de leur équipage, à l’exception de Cor et de Banjo qui restaient derrière avec leur troupeau. Ils possédaient environs deux cents têtes de bétail : des quadrupèdes de la taille d’une vache et dotés d’un long cou mince et souple de trois mètres. À l’extrémité de ce cou se trouvait une bouche ridée garnie de dents fouisseuses. Ces créatures se nourrissaient en enfouissant la bouche dans le sol pour sucer le lait des vers de vase. Elles avaient un œil à la base du cou : ainsi, même la tête dans le sol, pouvait-elles voir ce qui se passait au-dessus.
Gaby considéra l’une des bêtes avec une expression légèrement scandalisée ; elle avait du mal à admettre l’existence d’une telle chose.
« Gaïa a ses bons et ses mauvais jours », conclut-elle en citant un aphorisme titanide que lui avait traduit Cirocco. « Elle devait sortir d’une bamboche de huit jours lorsqu’elle a conçu ce machin-là. Et au fait, ces radios, Rocky ? Peut-on y jeter un œil ?
— Je vais voir. » Elle chanta à Clarinette, la jument baie, pour lui demander si elles pouvaient examiner son bioparleur, et s’arrêta dès qu’elle eut prononcé ce mot.
« Elles ne les construisent pas. Elles les font pousser.
— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
— Parce que je viens de m’en rendre compte à l’instant. Fais-moi confiance, Gaby : le terme exact qu’ils emploient signifie : la graine de la plante qui porte le chant. Tiens, regarde. »
Attaché à l’extrémité du bâton de Clarinette, l’objet affectait la forme d’une graine jaune oblongue, absolument lisse à l’exception d’un point brun et mou.
« Il écoute ici, chanta Clarinette en indiquant le point. N’y touchez pas, ça le rendrait sourd. Il répète votre chant à sa mère et s’il lui plaît elle le répète à tous les vents.
— J’ai peur de ne pas tout à fait comprendre. »
Clarinette montra un point situé derrière Gaby. « En voici une qui a encore ses enfants. »
Elle trottina en direction d’un bosquet qui poussait dans une dépression de terrain. Une excroissance en forme de cloche émergeait du sol à proximité de chaque buisson. Elle en saisit une et arracha la plante pour la rapporter au chariot, entière avec tige et racines.
« On chante aux graines », expliqua-t-elle. Elle prit sur son épaule le cor de laiton et joua quelques mesures d’une danse sur un rythme de cinq-quatre. « Penchez l’oreille à présent… » Elle se tut, embarrassée. « Enfin, faites ce dont vous avez coutume pour affiner votre ouïe. »
Au bout d’une demi-minute, elles entendirent les notes du cor, nasillardes comme sur un cylindre d’Edison, mais parfaitement distinctes. Clarinette chanta une harmonie qui fut promptement répétée. Il y eut un silence puis les deux thèmes furent reproduits simultanément.
« Elle entend ma chanson et l’apprécie, vous voyez ? chanta Clarinette en arborant un large sourire.
— C’est comme le disque des auditeurs sur une station de radio, remarqua Gaby. Et si l’animateur n’a pas envie de jouer le morceau ? »
Cirocco transmit la question de Gaby du mieux qu’elle put.
« Il faut de l’entraînement pour jouer de manière plaisante, reconnut Clarinette. Mais elles sont de grande fidélité : la mère est capable de parler plus vite que le galop des quatre pieds. »
Cirocco traduisit mais Clarinette l’interrompit.
« Les graines sont également utilisées pour construire les yeux qui déchiffrent l’obscurité. Grâce à eux nous pouvons surveiller dans le Puits des Vents l’approche des anges.
— Cela ressemble à un radar », dit Cirocco.
Gaby avait un air dubitatif. « Tu es prête à gober tout ce que ces poneys de polo savants te racontent ?
— Explique-moi comment fonctionnent ces graines si ce n’est pas électroniquement. Tu préférerais la télépathie ?
— La magie serait encore plus facile à avaler.
— Appelle cela de la magie si ça te chante. Je crois que ces graines contiennent des cristaux et des circuits. Et si tu peux faire pousser une radio organique, pourquoi pas un radar ?
— La radio peut-être. Et uniquement parce que je l’ai vue de mes propres yeux, et non parce que j’ai envie de me pencher dessus. Mais le radar, jamais.
L’installation radar des Titanides était disposée sous une tente devant l’ambulance. Elle aurait abasourdi Rube Goldberg lui-même [4] L’ingénieur britannique à l’origine de l’effet radar, en 1943. (N.d.T.)
C’était un assemblage de coques et de feuilles sortant d’un pot de terreau dans lequel plongeaient d’épaisses treilles de cuivre. Berceuse expliqua que le terreau abritait un ver qui produisait de « l’essence d’énergie ». Il y avait des baies de graines-radio connectées à un enchevêtrement de sarments terminés par des aiguilles qui semblaient plantées avec beaucoup de précision car chaque graine révélait un grand nombre de trous d’épingles suintants autour de l’endroit où le contact définitif avait été établi. On voyait également d’autres dispositifs, eux aussi d’origine végétale, parmi lesquels une feuille qui s’éclairait lorsque la frappait le faisceau lumineux issu d’une autre plante.
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