La bataille se poursuivait derrière la colline, hors de vue. Les Titanides grinçaient comme des ongles sur un tableau noir, tandis qu’au-dessus résonnait une plainte lugubre, celle des anges sans doute.
« Derrière toi ! » avertit Gaby. Cirocco se tourna vivement.
Un ange arrivait de l’est en silence. Il rasait le sol, ailes immobiles, grossissant à une vitesse incroyable. Elle vit l’épée dans sa main gauche, elle vit ce visage humain déformé par une avidité sanguinaire, les larmes qui jaillissaient du coin des yeux, les muscles qui se nouaient pour ramener l’épée en arrière…
Il leur passa au-dessus et battit des ailes pour franchir la colline basse. Leur extrémité touchait le sol en soulevant des tourbillons de poussière.
« Raté, dit Gaby.
— Assieds-toi, lui dit Cirocco. Tu fais une cible idéale, à rester debout comme ça. Et il ne t’a pas ratée ; il a changé d’avis au dernier moment : je l’ai vu interrompre son mouvement.
— Pourquoi a-t-il fait ça ? » Elle s’accroupit près de Cirocco et scruta l’horizon.
« Je l’ignore. Fort probablement parce que tu n’as pas quatre jambes. Mais le prochain pourrait ne pas être aussi observateur. »
Elles virent un nouvel ange approcher sous un angle légèrement différent. Il fendait l’air, les jambes serrées ; derrière ses pieds une manière d’empennage était étendu. Les ailes bougeaient à peine pour entretenir son essor. Cirocco n’avait jamais vu pareil exemple de grâce et d’économie de mouvements.
Elles en observèrent un troisième, en recherche de vitesse par un piqué droit vers le sol. Il opéra une ressource à l’ultime instant et frôla le sol avant de disparaître derrière la crête. Il aurait coupé le souffle et fait pâlir n’importe quel as du rase-mottes.
« Ils sont vraiment bons, murmura Cirocco.
— Je n’aimerais pas les rencontrer en combat aérien, approuva Gaby. Ils me flanqueraient une déculottée. »
Un vent glacé s’était levé de l’est, soulevant des tourbillons de poussière sur le sol sec.
Alors les Titanides chargèrent en contournant la colline, suivies par une escadrille d’anges. Cirocco reconnut Berceuse, Clarinette et Foxtrot. L’antérieur droit de Clarinette était maculé de sang. Les Titanides maniaient des lances en bois à pointe de laiton et des épées de bronze.
Elles ne clamaient plus leur chant guerrier mais l’ardeur brillait toujours dans leurs yeux. La vapeur s’échappait de leurs narines et la sueur luisait sur les peaux nues. Elles foncèrent dans un bruit de tonnerre puis firent volte-face pour affronter les anges.
« Elles prennent le chariot comme couverture, s’exclama Gaby. Nous allons être prises entre deux feux. Filons, vite !
— Et Bill ? » cria Cirocco.
L’espace d’un instant, les yeux de Gaby se rivèrent aux siens. Elle semblait prête à parler puis elle grogna de manière inintelligible et lui arracha son épée. Avec un courage proprement insensé, elle vint se placer à l’arrière du chariot pour faire face à la ruée des anges. Une fois encore, Cirocco ne la voyait plus que de dos, unique rempart entre son amour et l’imminent danger.
Les anges l’ignorèrent.
Elle se tenait l’arme prête mais ils contournèrent les flancs du chariot pour se ruer sur les Titanides postées de l’autre côté.
Le fracas était incroyable. Le hululement des anges se mêlait aux cris perçants des Titanides tandis que des dizaines d’ailes géantes battaient l’air.
Une forme monstrueuse émergea du nuage de poussière, un cauchemar teinté de brun et de noir dont les ailes battaient comme des ombres vivantes. Aveuglé, agitant en tous sens son épée et sa lance, l’ange essayait de retrouver son équilibre. Il ne semblait pas plus grand qu’un enfant de dix ans. Un sang noir s’écoulait d’une blessure à son flanc.
Il était au-dessus d’elles lorsqu’il projeta sa lance. La pointe métallique traversa la manche de Gaby et vint se ficher dans le plancher du chariot en vibrant comme la corde d’un arc. Mais l’ange était déjà passé et de son cou dépassait la hampe de bois d’un javelot. Il tomba et Cirocco ne vit plus rien.
Aussi vite qu’elle avait débuté, la bataille était terminée. Les hululements changèrent de tonalité et les anges prirent leur essor et s’éloignèrent ; ils n’étaient déjà plus que des silhouettes ailées, loin dans les airs, fonçant vers l’est.
Au sol, une grande agitation régnait près du chariot : les trois Titanides étaient en train de piétiner le corps de l’ange tombé à terre. Il eût été difficile de reconnaître que le cadavre avait jamais eu forme humaine. Cirocco détourna les yeux, malade de voir ce sang et cette rage meurtrière sur le visage des Titanides.
« À ton avis, qu’est-ce qui les a fait fuir ? demanda Gaby. Encore quelques minutes et ils les auraient taillées en morceaux.
— Ils ont dû voir quelque chose que nous ignorons », dit Cirocco.
Bill regardait vers l’ouest.
« Là, leur dit-il en pointant le doigt. Quelqu’un arrive. »
Cirocco reconnut deux silhouettes familières : Cornemuse et Banjo, les deux bergers, qui s’approchaient au galop.
Gaby eut un rire amer. « Tu devrais nous trouver mieux : l’une de ces gamines n’a que trois ans à peine, au dire de Rocky.
— Là », répéta Bill, indiquant cette fois la direction opposée.
Et derrière la crête apparut une vague de Titanides, en une cavalcade bariolée.
Six jours étaient passés depuis l’attaque des anges. Soixante et un jours depuis leur émergence sur Gaïa. Cirocco était étendue sur une table basse, les pieds appuyés sur des étriers improvisés. Quelque part en dessous se trouvait Calvin, mais elle refusait de le regarder. Berceuse, la guérisseuse titanide, chantait en regardant se dérouler l’opération. Son chant se voulait apaisant mais c’était un bien mince réconfort.
« Le col est dilaté, annonça Calvin.
— J’aimerais autant ne pas en entendre parler.
— Désolé. » Il se redressa un instant et Cirocco aperçut son front et ses yeux au-dessus du masque de chirurgie. Il transpirait en abondance. Berceuse l’épongea et son regard lui montra de la gratitude. « Peux-tu m’approcher cette lampe ? »
Gaby déplaça la lampe vacillante. Elle projetait sur les murs l’ombre immense de ses jambes. Cirocco perçut le cliquetis métallique des instruments qu’on prenait dans le bac de stérilisation puis sentit la curette racler contre le spéculum.
Calvin aurait voulu des instruments en acier inoxydable mais les Titanides étaient incapables d’en fabriquer. Berceuse et lui avaient travaillé avec les meilleurs artisans pour confectionner des instruments en laiton qui pussent le satisfaire.
« Ça fait mal, gémit Cirocco.
— Tu lui fais mal », expliqua Gaby comme si Calvin était incapable de comprendre l’anglais.
« Gaby, ou tu te tais ou je vais devoir trouver quelqu’un d’autre pour me tenir la lampe. » Cirocco ne l’avait jamais entendu s’exprimer aussi sèchement. Il fit une pause et s’essuya le front avec sa manche.
La douleur n’était pas intense mais persistante, et difficile à localiser, un peu comme pour un mal d’oreille. Elle pouvait entendre et sentir l’action de la curette et cela la faisait grincer des dents.
« Je l’ai, dit Calvin, doucement.
— Tu as quoi ? Tu peux le voir ?
— Ouais. Tu étais bien plus avancée que je ne le pensais. Une chance que tu aies insisté pour qu’on le fasse. » Il reprit son curetage, en s’interrompant parfois pour nettoyer son instrument.
Gaby se détourna pour examiner quelque chose dans la paume de sa main. « Ça a quatre jambes », murmura-t-elle et elle fit mine de s’approcher de Cirocco.
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