« Chantez-nous une chanson de marins, capitaine ! lui cria Gaby.
— Tu mélanges tout, imbécile, rit Cirocco. C’est aux esclaves du gaillard d’avant de pomper la cale et de chanter des chansons. T’as donc jamais vu La Sorcière des mers ?
— Je ne sais pas. C’est passé à la tridi ?
— C’est un film à plat avec ce bon vieux John Wayne. La Sorcière des mers était son navire.
— Je pensais que c’était le nom du capitaine. Tu viens de te trouver un surnom.
— Toi, fais gaffe sinon je m’arrange pour te passer à la planche.
— Et ce bateau-ci, Rocky, si on le baptisait ? demanda Bill.
— Eh, c’est qu’il lui faudrait un nom, pas vrai ? J’étais si occupée à dégotter du champagne pour le lancement que j’ai complètement oublié.
— Ne me parle pas de champagne, grogna Gaby.
— Des suggestions ? C’est l’occasion ou jamais d’une promotion.
— Je sais comment Calvin l’aurait baptisé, dit soudain Bill.
— Ne me parle pas de Calvin.
— En tout cas, nous nous sommes branchés sur la mythologie grecque. Il faudrait appeler ce navire l’Argo. »
Cirocco parut dubitative. « N’était-ce pas en rapport avec la quête de la Toison d’or ? Oh, ouais, je me souviens du film, maintenant.
— Nous ne cherchons rien du tout, remarqua Gaby. Nous savons où nous voulons aller.
— Dans ce cas, que diriez-vous de… » Bill fit une pause, l’air pensif. « Je pensais à Ulysse. Son vaisseau avait-il un nom ?
— Je ne sais pas. Notre mythologue nous a plaqués pour une pub de pneu hyper gonflé. Mais même s’il en avait un, j’aimerais autant ne pas l’employer. Ulysse n’avait eu que des ennuis. »
Bill ricana. « Superstitieuse, capitaine ? Je ne l’aurais jamais cru.
— C’est la mer, mon gars. Ses effets sur l’individu sont étranges.
— Ne me ressers pas tes dialogues de cinéma de minuit. Je vote pour baptiser ce bateau le Titanic. Voilà pour toi le navire tout trouvé.
— Une barrique pourrie. Ne tente pas le destin, moussaillon !
— Moi aussi, j’aime bien le Titanic, dit Gaby en riant. Qui le croirait, avec cette coque de noix montée en graine ? »
Cirocco leva les yeux au ciel, pensive. « Eh bien, qu’il en soit ainsi. Ce sera le Titanic. Puisse-t-il voguer longtemps. Vous pouvez l’acclamer et sinon vous esbaudir. »
L’équipage poussa trois hourras et Cirocco, hilare, fit une courbette.
« Longue vie au capitaine ! cria Gaby.
— Dites, reprit Cirocco, ne faudrait-il pas inscrire le nom sur le pare-chocs ou le machin, là ?
— Sur le quoi ? » Gaby semblait horrifiée.
Cirocco éclata de rire. « C’est bien le moment de vous le dire, mais j’y connais que dalle en nautisme. Qui a fait de la voile ici ?
— Moi, un peu, hasarda Gaby.
— Eh bien, tu seras notre pilote. Change de place avec moi. » Elle lâcha le gouvernail et se dirigea avec précaution vers l’avant. Elle s’adossa, s’étira et croisa les mains derrière la nuque. « Je prendrai les décisions importantes », leur dit-elle dans un énorme bâillement. « Ne me dérangez pas à moins d’un typhon. » Elle ferma les yeux sous un concert de huées.
La Clio était longue, sinueuse et lente. Au milieu, leurs rames de quatre mètres ne touchaient pas le fond. Lorsqu’ils les laissaient traîner dans l’eau ils pouvaient sentir des objets les heurter. Ils ne surent jamais de quoi il s’agissait. Ils maintenaient le Titanic à mi-chemin de l’axe du cours d’eau et de sa rive bâbord.
Cirocco n’avait envisagé d’aborder que pour le ravitaillement – opération qui ne leur prit jamais plus de dix minutes. En revanche, le guet ne s’était pas avéré une réussite : trop souvent le Titanic s’échouait et il fallait réveiller les dormeurs. Ils n’étaient pas trop de trois pour le remettre à flot lorsque la quille était envasée. Ils eurent tôt fait d’apprendre que leur embarcation n’était guère manœuvrable ce qui les contraignait à pousser à deux avec les rames pour l’écarter des hauts-fonds.
Ils avaient décidé de camper toutes les quinze ou vingt heures. Cirocco établit un roulement pour laisser en permanence deux personnes éveillées lorsqu’ils naviguaient et une lorsqu’ils campaient.
La Clio sinuait sur un terrain presque plat, tel un serpent dopé au Nembutal. Il leur arrivait de bivouaquer à moins d’un kilomètre en ligne droite de leur campement précédent. Sans le câble de soutènement arrimé au sol en plein centre d’Hypérion ils auraient perdu tout sens de l’orientation. Cirocco savait, grâce à leur reconnaissance aérienne, qu’ils auraient le câble à l’est longtemps après le confluent avec l’Ophion.
Le câble était toujours là, tel un inimaginable gratte-ciel qui montait et semblait basculer vers eux avant de disparaître au travers du toit vers l’espace. Ils passeraient non loin de lui sur leur route menant aux câbles inclinés tendus vers le rayon à la verticale de Rhéa. Cirocco espérait pouvoir l’examiner de près.
Leur existence prit un tour routinier. Bientôt ils travaillaient sans faille comme une équipe, sans presque avoir besoin de se parler. La plupart du temps, il n’y avait pas grand-chose à faire hormis guetter les barres de sable. Gaby et Bill passaient beaucoup de temps à améliorer les vêtements de chacun. L’un et l’autre étaient devenus habiles au maniement des aiguilles en os. Bill rafistolait en permanence le gouvernail et s’employait à rendre l’intérieur du navire plus confortable.
Cirocco passait le plus clair de son temps à rêvasser en regardant passer les nuages. Elle envisageait les différents moyens d’atteindre le moyeu et tentait d’anticiper les problèmes mais c’était une bien futile occupation. Les possibilités étaient trop variées pour autoriser une prévision raisonnable. Elle préférait de loin retourner à ses rêveries.
Elle finit par chanter et les surprit l’un et l’autre. Elle avait pris des cours de chant et de piano pendant dix ans dans son enfance et même avait envisagé une carrière lyrique avant que ne la saisisse le démon de l’espace. Personne ne l’avait su avant le voyage du Titanic ; elle avait jugé que distraire l’équipage par ses chansons ne convenait guère à son image. Maintenant elle s’en moquait, et le chant les rapprocha encore. Elle avait une voix d’alto riche et claire qui convenait admirablement aux vieux airs du folklore, aux ballades et aux chansons de Judy Garland.
Bill fabriqua un luth à partir d’une coque de noix, de fils de parachute et d’une peau de sourieur. Il apprit à en jouer et Gaby se joignit à eux avec un tambourin en coque de noix. Cirocco leur enseigna quelques chansons en leur fixant les harmonies : Gaby faisait une soprano passable, Bill un ténor détonant.
Ils chantèrent les chansons à boire des bars de O’Neil I, des chansons du hit-parade, des airs de dessins animés et de vieux films. L’un devint rapidement leur préféré compte tenu des circonstances. Il parlait d’une chaussée de briques jaunes [3] Il s’agit bien sûr de Yellow brick road, un classique de la chanson américaine. ( N.d.T.)
et du merveilleux magicien d’Oz. Ils le braillaient tous les matins en levant le camp, et criaient de plus belle lorsque la forêt leur répondait par ses cris.
* * *
Plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’ils n’atteignent l’Ophion. Leur paisible routine ne fut interrompue qu’à deux reprises seulement.
Le premier incident survint trois jours après leur départ lorsqu’un œil, au bout d’un long pédoncule, jaillit de l’eau à moins de trois mètres du Titanic. C’était bien un œil : cela ne faisait pas plus de doute que lors de leur rencontre avec Omnibus. D’un diamètre de vingt centimètres, il était enchâssé dans une orbite verte et flexible qu’à première vue on pouvait prendre pour une main verdâtre dont les doigts enserraient le globe par l’arrière. L’œil par lui-même était d’une teinte plus claire avec une pupille dilatée.
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