— Vous ne tarderez pas à faire du feu. Euh, je me demandais… Est-ce que vous voulez que je vous débarrasse d’August ? Elle se sentirait peut-être mieux en restant avec moi. Nous serons mieux à même de chercher April.
— Nous sommes capables de prendre soin de nos propres blessés, dit froidement Cirocco.
— Comme tu voudras.
— D’ailleurs, c’est à peine si elle s’est aperçue que tu partais. Sur ce, débarrasse-moi le plancher, veux-tu ? »
August ne s’avéra pas aussi comateuse que Cirocco l’avait craint. Lorsqu’elle apprit le départ imminent de Calvin elle insista pour se joindre à lui. Après une brève discussion, Cirocco céda, quoique avec encore plus de doutes qu’auparavant.
Omnibus descendit lentement et se mit à dévider un câble. Ils le regardèrent serpenter dans l’air.
« Pourquoi veut-il bien le faire ? interrogea Bill. Quel avantage en retire-t-il ?
— Il m’aime bien, répondit simplement Calvin. Et puis, il a l’habitude de transporter des passagers. Les espèces intelligentes paient leur passage en transportant la nourriture de son premier estomac dans le second. Il est dépourvu des muscles pour le faire. Il doit économiser du poids.
— Est-ce que tout marche aussi bien ici ? demanda Gaby. Jusqu’à présent, nous n’avons même pas vu l’ombre d’une espèce carnivore.
— Il y en a, mais peu. La symbiose est le principe de base de la vie ici. La symbiose, et la foi. Omnibus dit que toutes les formes de vie supérieures révèrent une divinité dont le siège est dans le moyeu. Je m’imagine une déesse régnant sur le cercle des terres. Je l’ai baptisée Gaïa, d’après la déesse mère des Grecs. »
Cirocco était intéressée, malgré elle. « Qui est Gaïa, Calvin ? Une espèce de légende primitive ou bien la salle de contrôle de cette chose ?
— Je l’ignore. Thémis est bien plus vieille qu’Omnibus et bien des choses lui échappent à lui aussi.
— Mais qui est aux commandes ? Tu dis qu’il existe ici de nombreuses races. Laquelle dirige ? Ou bien coopèrent-elles ?
— Là aussi, je l’ignore. Tu connais ces histoires d’arches de l’espace où à la suite d’un accident tout le monde retourne à l’état sauvage ? Je crois qu’un événement analogue a pu se produire ici. Je sais que quelque chose est à l’œuvre ici. Peut-être des machines, ou bien une race qui demeure dans le moyeu. Ce pourrait être l’origine de cette croyance. Mais Omnibus est persuadé qu’une main tient ce volant. »
Cirocco fronça les sourcils. Comment pouvait-elle le laisser partir avec toutes les informations qu’il détenait ? Elles étaient parcellaires, ils n’avaient aucun moyen de les vérifier, mais c’était tout ce dont ils disposaient.
Mais il était trop tard pour revenir sur sa décision. Calvin avait déjà le pied sur l’étrier terminant le long cordage. August le rejoignit et la saucisse se mit à les hisser.
« Capitaine, cria-t-il juste avant de disparaître. Gaby n’aurait pas dû baptiser cet endroit Thémis. Appelez-le Gaïa. »
Cirocco ressassa leur départ, perdue dans une sombre dépression durant laquelle elle restait assise au bord de la rivière en s’interrogeant sur ce qu’elle aurait dû faire. Aucune solution ne semblait valable.
« Et son serment d’Hippocrate ? » demanda-t-elle une fois à Bill. « On l’a inclus dans cette mission pour une raison bien précise : nous soigner en cas de besoin.
— Nous avons tous changé, Rocky. »
Tous sauf moi, songea-t-elle, mais elle n’en dit rien. Au moins, autant qu’elle sache, son expérience n’avait pas eu pour elle de conséquences durables. En un sens, c’était encore plus étrange que ce qui était arrivé aux autres. Ils auraient tous dû souffrir de catatonie. Et au lieu de cela, il y avait un amnésique, une personnalité obsessive, une femme retournée aux amours adolescentes et un homme amoureux de dirigeables vivants. Cirocco était la seule à avoir gardé la tête sur les épaules.
« Ne te leurre pas, grommela-t-elle. À leurs yeux tu es sans doute aussi dingue qu’ils le sont aux tiens. » Mais elle évacua également cette idée. Bill, Gaby et Calvin savaient tous que leur expérience les avait modifiés quoique Gaby n’admît pas que son amour pour Cirocco en fût une conséquence. August était trop affectée par la perte qu’elle avait éprouvée pour songer à autre chose.
Elle s’interrogea au sujet d’April et de Gene. Étaient-ils toujours vivants et, dans l’affirmative, comment avaient-ils pris la chose ? Étaient-ils isolés ou bien avaient-ils pu se retrouver ?
Ils envoyaient des messages et écoutaient la radio régulièrement pour tenter d’entrer en contact avec eux mais ce fut en vain. Plus personne n’entendit un homme pleurer, et nul n’obtint de nouvelles d’April.
Le temps s’écoulait, presque sans qu’ils s’en aperçoivent. Cirocco avait bien la montre de Calvin pour leur indiquer les périodes de sommeil mais il était difficile de s’accoutumer à cette lumière immuable. Cela l’étonna de la part d’un groupe d’individus qui avaient vécu dans l’environnement artificiel du Seigneur des Anneaux où la succession des jours et des nuits était établie par l’ordinateur de bord et pouvait être modifiée à loisir.
C’était une existence facile : tous les fruits essayés s’avérèrent comestibles et semblaient nutritifs. S’ils avaient des carences en vitamines, cela restait encore à prouver. Certains fruits étaient salés, d’autres acides ; on pouvait espérer qu’ils contenaient de la vitamine C. Le gibier était abondant et facile à tuer.
Ils étaient tous habitués à l’emploi du temps strict d’un astronaute, dont chaque tâche est assignée par le contrôle au sol et pour lequel le passe-temps principal est de râler contre ce travail impossible en l’effectuant tout de même. On les avait préparés à survivre dans un environnement hostile mais Hypérion était à peu près aussi hostile que le zoo de San Diego. Ils s’étaient attendus à Robinson Crusoé, ou au moins aux Robinsons suisses mais Hypérion était de la gnognotte. Ils ne s’étaient pas encore habitués à penser en termes de mission.
Deux jours après le départ de Calvin et d’August, Gaby offrit à Cirocco des vêtements confectionnés à partir des parachutes. Lorsqu’elle les essaya l’expression du visage de Gaby la toucha profondément.
L’ensemble tenait à la fois de la toge et de la culotte large. Le tissu en était fin mais d’une résistance surprenante. Gaby s’était donnée beaucoup de mal pour le tailler et le coudre à l’aide d’aiguilles en os.
« Si tu pouvais me confectionner des mocassins, dit-elle à Gaby, je te ferais monter de trois grades à notre retour.
— J’y travaille déjà. » Sur ce, Gaby fut rayonnante toute la journée du lendemain : folâtre comme un jeune chiot, elle ne cessait, pour un oui ou pour un non, de tourner autour de Cirocco dans ses beaux atours. Son désir de se rendre agréable était pathétique à voir.
Cirocco était assise sur la berge du fleuve, enfin seule et ravie de l’être. Jouer les pommes de discorde entre deux amants n’était guère de son goût. Bill commençait à se montrer ennuyé par la conduite de Gaby ; peut-être sentait-il qu’il devait faire quelque chose.
Confortablement allongée, une longue canne souple à la main, elle regardait flotter le petit bouchon au bout de sa ligne. Elle laissait ses pensées tourner autour du problème posé par une éventuelle expédition de secours : Comment pourraient-ils les aider et faciliter leur tâche ?
Une chose était sûre : ils ne pouvaient sortir de Gaïa par leurs propres moyens. Le mieux qu’elle puisse faire serait d’essayer d’entrer en contact avec l’expédition. Elle n’avait aucun doute sur son arrivée tout en doutant que sa mission principale fût le sauvetage. Les messages qu’elle était parvenue à transmettre lors de l’arraisonnement du Seigneur des Anneaux décrivaient un acte d’hostilité et les implications soulevées étaient énormes. On présumerait certainement que l’équipage avait péri mais on n’oublierait pas l’existence de Thémis-Gaïa. Un vaisseau spatial ne tarderait pas à venir, prêt à l’abordage.
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