Cirocco s’assit, mal à l’aise. Elle avait de nombreuses choses à demander mais hésitait à commencer.
« Comment cela s’est-il passé pour toi ? finit-elle par dire.
— Si tu veux parler de la période entre la collision et mon réveil ici, je m’en vais te décevoir : je n’en ai pas le moindre souvenir. »
Elle se pencha pour lui tâter doucement le front.
« Pas de migraine ? Ni de vertiges ? Calvin ferait mieux de t’examiner. »
Il fronça les sourcils. « Ai-je été blessé ?
— Plutôt salement. Ton visage était couvert de sang et tu étais totalement inconscient. C’est tout ce que j’ai pu remarquer en l’espace de quelques secondes. Mais j’ai eu l’impression que tu pouvais avoir une fracture du crâne. »
Portant la main à son front, il se tâta les tempes puis la nuque.
« Je ne sens aucun point sensible. Pas de bleus non plus. Cirocco, je… »
Elle lui posa une main sur le genou. « Appelle-moi Rocky, Bill. Tu sais bien que tu es le seul avec qui ça ne me gêne pas. »
Il se renfrogna et détourna les yeux.
« D’accord, Rocky. C’est de ça justement que je veux te parler. Et pas seulement de… la période d’obscurité comme l’appelle August. Pas seulement de cette amnésie. Mais un tas de choses restent vagues pour moi.
— Telles que ?
— Telles que mon lieu de naissance, mon âge, l’endroit où j’ai grandi et l’école que j’ai fréquentée. Je vois le visage de ma mère mais reste incapable de me rappeler son nom, ou de savoir si elle est vivante ou morte. » Il se frotta le front.
« Elle est vivante et en parfaite santé, à Denver, la ville où tu as grandi, dit doucement Cirocco. Du moins, lorsqu’elle nous a appelés pour l’anniversaire de tes quarante ans. Elle s’appelle Betty. Et nous l’aimions bien tous. »
Il sembla soulagé puis abattu à nouveau.
« Je suppose que cela représente quelque chose, reprit-il. Je me souviens effectivement d’elle parce qu’elle est importante pour moi. Je me souvenais de toi, également. »
Cirocco le regarda dans les yeux. « Mais pas de mon nom. Est-ce là ce que tu avais du mal à me dire ?
— Ouais. » Il avait l’air misérable. « N’est-ce pas incroyable ? August m’a dit ton nom mais elle ne m’a pas dit que je te surnommais Rocky. C’est mignon, au fait. J’aime bien. »
Cirocco rit. « J’ai passé la plus grande partie de mon existence adulte à tenter d’effacer ce nom mais j’ai toujours une faiblesse lorsqu’on me le susurre à l’oreille. Elle lui prit la main. Que te rappelles-tu d’autre à mon sujet ? Te souviens-tu que j’étais capitaine ?
— Oh ! ça oui ! Je me souviens que tu étais le premier capitaine de sexe féminin sous les ordres duquel j’ai servi.
— Bill, en apesanteur peu importe qui est au-dessus.
— Ce n’est pas ce que je voulais… » Il sourit en réalisant qu’elle le taquinait. « De ça non plus je n’étais pas très sûr. Est-ce que… je veux dire, étions-nous…
— Est-ce qu’on baisait ? » Elle hocha la tête ; ce n’était pas une mimique de négation mais d’étonnement. « À la moindre occasion, une fois que j’eus cessé de courir après Gene et Calvin pour remarquer que le plus beau mâle à bord était mon chef mécanicien. Bill, j’espère ne pas te blesser mais je crois que je t’aime bien comme ça.
— Comme quoi ?
— Tu n’as pas osé me demander si nous avions… été intimes. » Elle ménagea une pause lourde de sens et, timidement, baissa les yeux. Il rit. « Tu étais comme ça avant qu’on se connaisse. Timide. Je crois que tout va recommencer comme la première fois. Et la première fois, c’est toujours spécial, pas d’accord ? » Elle lui adressa un clin d’œil et attendit ce qu’elle estima un intervalle décent mais il ne fit pas un geste si bien qu’elle s’approcha pour se serrer contre lui. Cela ne l’avait pas surprise ; la première fois aussi elle avait eu besoin de voir clair en ses sentiments.
Lorsqu’ils eurent fini de s’embrasser, il leva les yeux vers elle et sourit.
« Je voulais te dire que je t’aime. Tu ne m’en avais jamais laissé l’occasion.
— Tu ne m’avais jamais dit ça auparavant. Peut-être ne devrais-tu pas t’engager avant que ta mémoire ne revienne.
— Je crois qu’avant je ne pouvais pas savoir que je t’aimais. Puis… tout ce qui me restait, c’était ton visage, un sentiment. Et cela, j’y crois. Je sais ce que je dis.
— Mmm. Tu es chou. Te rappelles-tu quoi faire avec ceci ?
— Je suis sûr que ça me reviendra avec la pratique.
— Dans ce cas, je pense qu’il est temps pour toi de reprendre le service actif. »
Ce fut aussi réussi qu’une première fois mais sans la maladresse fréquente à cette occasion. Cirocco oublia tout le reste. Il y avait juste assez de lumière pour qu’elle vît son visage, juste assez de pesanteur pour rendre les brins de paille plus doux que la soie la plus fine.
L’éternité de ce long après-midi ne devait rien à l’immuable lumière de Thémis. Elle n’avait plus besoin d’aller nulle part ; nulle raison de bouger, à jamais.
« C’est le moment de fumer une cigarette, dit-il. J’aimerais bien en avoir.
— Pour faire tomber tes cendres sur moi, le taquina-t-elle. Une manie dégoûtante. Moi j’aimerais bien un peu de cocaïne. Tout a disparu avec le vaisseau.
— Tu peux t’en passer. »
Il ne s’était pas retiré. Elle se souvint combien elle aimait cela à bord du Seigneur des Anneaux, lorsqu’elle attendait pour voir s’ils allaient recommencer. Avec Bill c’était généralement le cas.
Cette fois-ci, ce fut légèrement différent.
« Bill, je crois que ça va m’irriter si l’on reste ainsi. »
Il se souleva sur les mains. « C’est la paille qui te gratte le dos ? Je peux me mettre en dessous si tu le désires.
— Ce n’est pas la paille, mon chéri, ni mon dos. C’est un petit peu plus intime. Tu es aussi râpeux que du papier de verre.
— Toi aussi, mais j’étais bien trop poli pour le dire. » Il roula sur le côté et lui passa le bras sous les épaules. « C’est marrant mais je ne l’ai pas remarqué tout à l’heure. »
Elle rit. « S’il t’était poussé des épines, je ne l’aurais pas remarqué non plus tout à l’heure. Mais j’ai hâte que nos poils repoussent. Je me sens vraiment drôle comme ça, et c’est des plus inconfortables.
— Tu crois que tu ne vas pas t’y faire ? Moi, ça repousse partout. J’ai l’impression d’avoir l’épiderme recouvert de puces qui dansent le quadrille. Excuse-moi mais il faut que je me gratte. » Ce qu’il fit, avec ardeur, et Cirocco dut même l’aider pour atteindre les coins inaccessibles, dans le dos. « Aaaah. T’ai-je dit que je t’aimais ? J’étais idiot, je ne savais pas ce que cela voulait dire. C’est maintenant que je le comprends. »
Gaby choisit ce moment pour s’encadrer dans la porte.
« Excuse-moi Rocky, mais je me demandais si nous ne devrions pas faire quelque chose au sujet des parachutes. Il y en a déjà un qui a été emporté par le courant. »
Cirocco se rassit rapidement. « Faire quoi ?
— Les récupérer. Ils pourraient nous être utiles.
— Tu… certainement, Gaby. Tu pourrais bien avoir raison.
— Je me disais juste que ça pourrait être une bonne idée. » Elle regarda par terre, frotta les pieds puis enfin jeta un coup d’œil à Bill. « Oh… d’accord. Je pensais que peut-être je… je pourrais faire quelque chose pour vous. » Elle sortit en hâte de la hutte.
Bill s’assit, les coudes posés sur les genoux.
« M’étais-je fait trop d’idées là-dessus ? »
Cirocco soupira. « Je crains que non. Gaby va nous poser un sacré problème. Elle se croit amoureuse de moi, elle aussi. »
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