— Pas grand-chose, renifla Cirocco.
— Tu ne crois pas que tu pourrais attiser cette étincelle ?
— Ne sois pas si pressée, Gaby. Je ne vois pas comment la glace pourrait être plus mince, mais à voir la chaleur avec laquelle tu t’emportes…
— Je suis désolée. Mais tu connais mes sentiments à ce sujet.
— Que oui. Mais j’apprécierais que tu fasses preuve d’un peu moins d’empressement vis-à-vis de ces deux enfants. Au sujet de ce qu’il leur faudrait savoir. Moins ils en sauront, mieux ça vaudra pour eux si jamais les choses tournent mal. Ce n’est pas un service que tu leur rends à parler de Crios et de son éventuelle infidélité : que cela tombe dans de mauvaises oreilles, que l’un d’eux fasse innocemment une remarque déplacée et cela pourrait faire naître certaines idées dont je préférerais qu’on se passe. Je regrette de les avoir fait descendre ici.
— Tu as raison, je suppose. Je ferai plus attention. »
Cirocco sourit et toucha l’épaule de Gaby.
« Continue simplement de faire ce tu fais depuis le début : le guide touristique. Indique-leur les merveilles, raconte-leur des histoires drôles, distrais-les et rappelle-toi qu’ils sont venus pour apprendre à se tirer d’affaire et non pour se plonger dans les nôtres.
— Crois-tu que tu pourrais être capable de leur en dire un peu plus ? Il y a des tas de choses que tu pourrais leur enseigner. »
Cirocco semblait pensive. « Je pourrais leur raconter une ou deux choses sur la boisson.
— Ne sois pas aussi dure avec toi-même.
— Je ne sais plus, Gaby. Je croyais aller mieux. Mais voilà qu’on arrive à Inglesina. »
Gaby fit une grimace. Elle prit la main de Cirocco et l’étreignit.
* * *
Juste après l’alignement de câbles verticaux, l’Ophion décrivait une série de larges méandres. Le terrain était plat et sa pente si faible que le fleuve se traînait.
Robin en profita pour améliorer sa pratique de l’aviron. Elle ramait toute la journée, avec Hautbois pour l’éclairer sur les points les plus délicats de la navigation. Elle imposait à Robin des exercices de manœuvre, lui faisant décrire avec le bateau des cercles ou des huit de plus en plus serrés et dans le temps le plus bref possible. Ensuite, elles devaient toutes les deux en donner un bon coup pour rattraper les autres. Ses épaules s’étaient musclées et les ampoules de ses paumes s’étaient transformées en cals. À la fin de la journée, elle était épuisée mais se sentait un peu mieux chaque matin.
Ils n’étaient pas pressés. Des groupes de Titanides se montraient sur les rives en appelant la Sorcière de leurs chants. Gaby ou Cirocco leur criait un seul mot et elles repartaient au galop, très excitées. Le mot était Inglesina. Robin apprit que c’était le nom d’une grande île au milieu de l’Ophion. À l’instar de Grandioso, c’était le titre de l’une des marches préférées des Titanides en même temps que le site du Carnaval Pourpre crionte.
Le Carnaval devait se tenir cent vingt revs après le moment de leur première rencontre avec les Criontes. Il en était ainsi pour permettre aux Titanides locales d’avoir le temps de se rassembler. L’expédition campait tôt et se levait tard. Robin commençait à s’accoutumer au sac de couchage, à moins prêter attention aux mille bruits de Gaïa. Elle en vint même à apprécier le murmure de la rivière lorsqu’elle se détendait en attendant que vienne le sommeil. Ça n’était pas si différent que cela du ronronnement de la climatisation qu’elle avait entendu toute sa vie.
Il n’y eut pas de nouveaux incidents avec la nourriture, pas plus qu’ils ne reçurent de visites de créatures inconnues. Mais à l’un des camps, alors que Robin s’ennuyait ferme, elle emmena Chris à une chasse à la bécassine. Elle estimait, à juste titre, qu’il ne mettrait pas en doute son assertion que les Titanides désiraient un couple de bécasses pour le dîner, ni qu’il estimerait pour le moins bizarre la méthode agréée pour leur capture. Après tout, qu’est-ce qui n’était pas bizarre en Gaïa ?
Elle le conduisit donc à bonne distance du camp, lui montra comment tenir le sac et le prévint de le nouer serré une fois que les petits animaux se seraient rués à l’intérieur ; cela fait, elle gagna une colline basse pour les débusquer et les jeter dans les bras du garçon. Puis elle retourna l’attendre au camp.
Elle se sentait un peu coupable. Il s’était montré si crédule qu’une bonne partie de son plaisir en avait été gâchée. Elle se demandait, et ce n’était pas la première fois, s’il était éthique de faire des niches à ses camarades durant ce que tout le monde persistait à considérer comme un voyage dangereux. Le problème était que jusqu’à présent, il n’avait guère semblé dangereux ; et puis – autant ne pas se le cacher – elle était incapable de résister.
Il resta parti près de deux heures. Elle s’apprêtait à le ramener lorsqu’il revint de lui-même, l’air éperdu. Tout le monde était rassemblé autour du feu : on finissait encore un repas plantureux. Gaby et Cirocco levèrent un regard surpris lorsqu’il s’assit et se pencha vers le plat.
« Je croyais que tu étais dans ta tente, dit Cirocco.
— Moi aussi, dit Gaby avant de considérer Robin d’un air pensif. Mais maintenant que j’y repense, ce n’est pas exactement ce que Robin m’a raconté : elle s’est contentée de me le faire croire.
— Je suis désolée », dit Robin à l’adresse de Chris.
Il haussa les épaules puis parvint à sourire.
« Sûr que tu m’as eu. Je me suis brusquement rappelé une chose que tu m’avais racontée ; à propos du goût des sorcières pour la galéjade. »
Elle était heureuse de voir qu’il n’était pas amer. Il était chagriné, c’était inévitable, mais apparemment, les humains terrestres se sentaient, à l’instar des sorcières, obligés de faire bonne figure devant une amicale plaisanterie. C’était du moins le cas pour Chris.
On reconstitua l’histoire graduellement : Robin ne pouvait honorablement s’en vanter et Chris n’était pas pressé d’admettre sa crédulité. Tandis qu’elle s’expliquait, Hautbois jeta un coup d’œil à Robin en lui faisant un signe d’avertissement : elle n’avait cessé d’observer Cirocco avec attention. À son brusque signal, Robin bondit au-dessus du rocher sur lequel elle était assise et détala en courant.
« Un poulet géant ! rugit Cirocco. Un poulet géant ? Je vais t’en servir, moi, du poulet géant. Tu ne pourras plus t’asseoir d’un mois ! »
Cirocco avait les foulées les plus longues, Robin les mouvements les plus vifs. On ne sut jamais si la Sorcière aurait pu la rattraper, toutefois, car tout le monde se joignit à la chasse et bientôt on acculait une Robin qui riait de manière hystérique. Elle se débattit avec énergie mais il ne fut pas difficile de la jeter dans le fleuve.
* * *
Le lendemain, ils recueillirent un auto-stoppeur. C’était le premier humain qu’ils voyaient depuis leur départ d’Hypérion. Un petit homme nu à la barbe noire et fournie. Il les héla depuis la berge puis nagea jusqu’au canoë de Cirocco lorsqu’elle lui eut accordé la permission d’embarquer. Chris fit approcher son bateau pour le voir de plus près. À voir sa peau flasque, pâle et ridée, il devait avoir la soixantaine. Il s’exprimait dans un anglais argotique et haché, avec un accent chantonnant de titanide. Il les invita à manger dans la colonie où il vivait et Cirocco accepta l’offre pour le groupe.
L’endroit s’appelait Brazelton ; il consistait en plusieurs dômes au milieu d’une zone de champs cultivés. Tandis qu’ils abordaient, Chris put observer un homme nu derrière une charrue tirée par un attelage de Titanides.
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