* * *
L’Ophion déboucha en pleine lumière en un point situé légèrement au nord du câble incliné ouest, symétrique de l’Escalier de Cirocco. Le fleuve tournait ensuite vers le sud et conservait cette direction pendant une centaine de kilomètres. Les rapides devenaient moins fréquents même si le cours demeurait vif. Ils ne se pressèrent pas, se contentant juste de pagayer dans les eaux calmes et le reste du temps se laissant porter par le courant.
Gaby les fit s’arrêter assez tôt, lorsqu’ils eurent atteint un endroit où elle avait campé auparavant. Elle considérait le site comme l’un des plus jolis de la chaîne des Némésis et annonça qu’on y resterait huit revs pour se reposer avant de repartir. La perspective semblait agréable, surtout pour les Titanides qui proposèrent de préparer leur premier repas décent depuis plusieurs jours.
Lorsque Chris se proposa pour attraper quelque chose pour le dîner, Gaby lui montra quels roseaux couper pour confectionner une canne à pêche. Robin semblant intéressée, elle lui apprit à mettre un appât sur un hameçon et à lancer une ligne, ainsi qu’à manœuvrer les moulinets de bois rudimentaires qu’avaient apportés les Titanides. Ils prirent position dans les eaux peu profondes, sous leurs pieds nus un lit de roches usées, et commencèrent à lancer.
« Qu’est-ce qu’on prend dans le coin ? s’enquit Chris.
— Que prendrait-on dans le même genre de torrent, chez toi ?
— Des truites, probablement.
— Eh bien, ici des truites aussi. Je pense qu’une douzaine nous suffiront.
— Sans blague ? Il y a vraiment des truites ?
— Et pas seulement une imitation gaïenne. Il y a déjà longtemps, Gaïa s’est dit qu’il fallait attirer les touristes. Aujourd’hui, ça lui est à peu près totalement indifférent. Mais à l’époque, elle a fait peupler bon nombre de cours d’eau et les truites se sont parfaitement acclimatées. Elles atteignent une taille respectable. Comme celle-ci. »
Sa canne était recourbée en demi-cercle. En quelques minutes elle avait mis dans l’épuisette la plus grosse truite que Chris ait eu l’occasion non seulement de prendre mais de voir.
Robin rompit sa ligne à la première touche puis ramena une prise de taille à peu près identique. En une demi-heure ils avaient leur quota mais Chris se battait avec quelque chose qui par la taille tenait plus de la baleine que de la truite. Pourtant lorsqu’elle jaillissait dans l’air sa silhouette et ses couleurs ne laissaient aucun doute, tout comme son instinct batailleur. Il lui fallut vingt minutes pour amener un poisson comme Gaby même n’en avait jamais vu. Il contempla sa prise avec un ravissement non dissimulé puis la brandit en lançant vers le ciel :
« Qu’est-ce que t’en dis, Gaïa ? Est-il assez gros ? »
Pour une fois, Chris avait pu voir la chose. Un simple éclat de lumière minuscule loin vers le nord, haut dans les airs mais qui devait être la source du vrombissement soutenu qu’il avait déjà pu entendre deux fois auparavant. Il le vit disparaître derrière une montagne mais son bruit resta perceptible près d’une minute encore.
« Valiha, dit-il, je vire sur la gauche.
— Je viens juste derrière toi. »
Chris s’approcha de Gaby et de Psaltérion. Il retint le plat-bord de l’autre canoë pendant qu’il rangeait son aviron, puis sauta dans l’autre embarcation. Gaby lui jeta un regard mécontent.
« Tu ne crois pas qu’il serait temps de nous dire ce que c’est ? Tu nous avais promis de nous apprendre les choses dont nous aurions besoin.
— C’est ce que j’ai fait, non ? » Elle se renfrogna encore plus mais finit par céder. « Je n’ai vraiment rien tenté de vous cacher. Mais c’est simplement que je répugne même à en parler. Je…» Elle leva les yeux à temps pour voir Robin les rejoindre.
« Bon. On les appelle des bombourdons. Ils sont récents. Très récents. Il n’y a pas plus de six ou sept ans que j’ai vu le premier. Gaïa a dû travailler dessus un bon bout de temps parce qu’ils sont tellement improbables qu’ils ne devraient même pas exister. Ce sont les trucs les plus dégueulasses que je connaisse.
« Ce sont en fait des avions vivants propulsés par un statoréacteur. Ou peut-être un pulsoréacteur. Celui que j’ai examiné était dans un sale état et presque entièrement carbonisé. J’avais fait venir de la Terre un vieux missile à guidage infrarouge dès l’apparition du premier pour en abattre un. Il faisait près de trente mètres de long et c’était une créature incontestablement organique même si son corps contenait énormément de métal. J’ignore comment cela se fait ; sa chimie doit être fantastique, surtout pour sa gestation.
En tout cas, je me demandais comment il volait. Il avait des ailes mais je savais qu’elles n’étaient pas battantes. Il fonctionnait plutôt comme un avion muni d’ailes déformables à la place d’ailerons. Il avait deux jambes qui se repliaient en vol. Je doute qu’il puisse marcher beaucoup avec. Et il possédait deux vessies à carburant qui contenaient sans doute du kérosène. Peut-être de l’alcool ; ou un mélange.
« Immédiatement, je me suis demandé comment cette créature pouvait manger assez pour synthétiser un tel carburant en quantité suffisante pour lui permettre d’évoluer dans les airs. Car elle devait à l’évidence être très pataude au sol. Qui plus est, si cette foutue abomination était effectivement propulsée par un stato ou un pulsoréacteur, elle ne pouvait se poser ailleurs qu’au sommet d’une falaise ou d’un arbre très élevé. Ces engins ne peuvent en effet fonctionner qu’une fois en mouvement. Il leur fallait donc soit une poussée auxiliaire, soit une longue chute pour atteindre la vitesse d’ignition. Je n’en savais rien ; il fallait que je voie ça de plus près.
« J’en vins à la conclusion que ces animaux ne fabriquaient pas eux-mêmes leur carburant. La nourriture qu’ils ingurgitaient entrait dans un métabolisme plus ou moins normal et le carburant devait provenir de quelque source extérieure. Une, ou plusieurs. Plus probablement s’agissait-il d’une autre créature nouvelle. Elle vit sans doute sur les hauts plateaux mais je n’ai pas encore trouvé où.
— Sont-ils dangereux ? demanda Robin.
— Extrêmement. Leur seule qualité est d’être fort peu nombreux. J’ai cru tout d’abord qu’ils avaient les plus grandes difficultés à trouver une proie mais cela s’est révélé inexact : ils volent à près de cinq cents kilomètres à l’heure. Même avec le bruit du réacteur, ils sont pratiquement sur vous avant que vous le sachiez. Mais ils peuvent aussi couper leur moteur et planer en rase-mottes puis, une fois qu’ils ont tué leur proie, rallumer avant d’être descendus en dessous de la vitesse critique. Si t’en vois un, tâche de trouver un fossé. Ils ne refont un second passage que lorsque le terrain est aussi plat qu’une bière éventée. Derrière un rocher tu es en sécurité et tu accrois tes chances rien qu’en t’allongeant par terre. Leur nez est muni d’un éperon dentelé avec lequel ils t’empalent avant d’aller se cacher pour manger le cadavre.
— Comme c’est charmant.
— N’est-ce pas ?
— Que mangent-ils ? demanda Chris.
— Tout ce qu’ils peuvent soulever.
— Oui, mais ça représente quoi ? Tomber sur quelque chose de la taille d’un être humain doit les ralentir en dessous de la vitesse critique.
— Il se trouve que ce n’est pas le cas. Mais il y a toutefois du vrai là-dedans et leurs préférences vont aux proies dont le poids oscille entre quarante et soixante kilos.
— Eh, merci, grogna Robin. C’est moi, ça.
Читать дальше