Oui, mais si un être humain se transforme, par inadvertance ou par choix, en un système isolé ?
Un ermite, par exemple. Il habite une caverne obscure. Aucune information ne pénètre. Il se nourrit de champignons. Ils lui donnent juste assez d’énergie pour se maintenir en vie, mais pas plus. Il est forcé d’avoir recours à ses propres ressources spirituelles et mentales, qu’il finit par épuiser. Graduellement, le chaos s’étend en lui, graduellement les forces de l’entropie prennent possession de tel ganglion, telle synapse. Il absorbe un nombre d’informations sensorielles qui va en décroissant, jusqu’au moment où la victoire de l’entropie sur lui est totale. Il cesse de bouger, de respirer, d’évoluer, de fonctionner en somme. Cet état s’appelle la mort.
Il n’est pas nécessaire de se retirer au fond d’une caverne. On peut opérer une migration intérieure, se refermer sur soi-même en se coupant des sources d’énergie vitale. C’est ce qui se produit souvent parce que les sources d’énergie paraissent menacer la stabilité du moi. En fait, n’importe quel apport d’énergie détruit l’équilibre. Mais cet équilibre lui-même est une menace pour le moi, bien qu’on l’ignore fréquemment. Il y a des gens mariés qui luttent avec acharnement pour atteindre un point d’équilibre. Ils se constituent en système hermétique, tournant le dos au reste de l’univers et s’accrochant l’un à l’autre. Ils se transforment en un système clos à deux composantes d’où toute vitalité est irrémédiablement et inexorablement repoussée par l’équilibre mortel qu’ils ont établi. Deux peuvent périr aussi bien qu’un, s’ils sont suffisamment isolés de tout le reste. J’appelle cela l’illusion monogamique. Ma sœur Judith prétend qu’elle a quitté son mari parce qu’elle se sentait mourir, jour après jour, en vivant avec lui. Mais naturellement Judith est une salope.
La baisse de perception sensorielle n’est évidemment pas toujours une circonstance voulue. Elle nous atteint, que nous le voulions ou pas. Si nous ne descendons pas de notre plein gré dans la tombe, nous y serons poussés de toute façon. C’est ce que je veux dire quand j’écris que l’entropie finira par nous posséder. Quelle que soit notre vitalité, notre vigueur, notre combativité farouche, le temps aura raison de nous. La vue, l’ouïe, l’odorat, le toucher, tout disparaîtra, comme disait le vieux William S., et nous finirons sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. Rien de rien. Ou, comme le décrit aussi le même poète de génie, heure après heure nous devenons de plus en plus mûrs, heure après heure nous pourrissons de plus en plus, et toute l’histoire est là.
Je me prends comme exemple. Que nous révèle la triste histoire de cet homme ? Une diminution inexplicable de pouvoirs jadis remarquables. Une baisse d’énergie. Une petite mort, subie de son vivant. Ne suis-je pas une victime de la guerre de l’entropie ? Ne me voyez-vous pas réduit à l’immobilité et au silence sous vos propres yeux ? Ma détresse n’est-elle pas poignante ? Que serai-je, quand j’aurai cessé d’être moi-même ? Je me rapproche du point zéro. C’est la dégradation spontanée. Un caprice de la probabilité est en train de causer ma perte. Et je regagne le néant. Je rejoins la poussière et les cendres. J’attendrai sans bouger le balai qui me ramassera.
Bravo Selig. Quelle éloquence ! Mets-toi un A. Ta démonstration est claire et percutante et tu as saisi à merveille toutes les implications philosophiques sous-jacentes. Tu peux venir t’asseoir au premier rang. Te sens-tu mieux maintenant ?
C’était une idée folle, Kitty. Une vaine lubie. Jamais cela n’aurait pu marcher. Je te demandais l’impossible. Il n’y avait qu’une seule issue concevable, vraiment : que je finisse par t’ennuyer et t’excéder au point de t’éloigner de moi. Mais c’est la faute à Tom Nyquist : c’est lui qui a eu cette idée. Ou plutôt non, c’est ma faute. Je n’étais pas obligé d’écouter ses stupidités. Mea culpa. Mea culpa.
Axiome : C’est un péché contre l’amour que d’essayer de remodeler l’âme de quelqu’un que vous aimez, même si vous croyez que vous l’aimerez davantage quand vous l’aurez transformé en quelque chose d’autre.
Nyquist avait dit : « Peut-être qu’elle est télépathe elle aussi, et que l’écran est une espèce d’interférence, une incompatibilité entre ses ondes mentales et les tiennes, qui annule les émissions dans un sens ou dans l’autre. De sorte que toute émission d’elle vers toi, et probablement de toi vers elle, est impossible. »
« J’en doute », avais-je répondu. C’était en août 1963, deux ou trois semaines après notre rencontre. Nous ne vivions pas encore ensemble, mais nous avions couché ensemble deux ou trois fois. « Elle n’a pas un brin de pouvoir télépathique », insistais-je. « Elle est on ne peut plus normale. C’est cela l’essentiel chez elle, Tom : c’est une fille on ne peut plus normale. »
« N’en sois pas si sûr que cela », fit Nyquist.
Il ne te connaissait pas encore. Il voulait te voir, mais je n’avais pas pu me résoudre à organiser cette rencontre. Tu ignorais même son nom.
« S’il y a une chose que je sais d’elle », lui dis-je, « c’est que c’est une fille absolument saine, normale, équilibrée. Elle ne peut donc pas être télépathe. »
« Parce que les télépathes sont malsains, anormaux, déséquilibrés, hein ? C.Q.F.D. Parle pour toi, mon vieux. »
« Le pouvoir fait basculer l’esprit. Il obscurcit l’âme. »
« Le tien, peut-être. Pas le mien. »
Je pense qu’il avait raison sur ce point. La télépathie ne l’avait pas affecté comme moi. Peut-être que j’aurais eu les mêmes problèmes même sans mon pouvoir, après tout. Je ne peux pas le rendre responsable de tous mes ennuis. Et Dieu sait que les névrosés courent les rues, qui n’ont jamais lu de leur vie dans les pensées de qui que ce soit.
Syllogisme :
Certains télépathes ne sont pas névrosés.
Certains névrosés ne sont pas télépathes.
Par conséquent, la névrose et la télépathie ne sont pas forcément liées.
Corollaire :
Vous pouvez paraître normal comme l’as de pique, et avoir quand même le pouvoir.
Tout cela me laissait sceptique. Nyquist était d’accord avec moi pour dire que, si tu avais eu le pouvoir, je m’en serais aperçu tôt ou tard en raison des petits maniérismes inconscients qui ne sauraient échapper aux yeux d’un autre télépathe. Je n’avais naturellement décelé rien de tel. Il suggérait que l’on pouvait être télépathe latent, c’est-à-dire que l’on pouvait avoir le don, mais d’une manière cachée, non développée, utilisée seulement pour faire écran inconsciemment aux sondes mentales des autres télépathes. Ce n’était qu’une hypothèse, disait-il, mais cela éveilla en moi une tentation. « Supposons qu’elle possède ce pouvoir latent », demandai-je. « Crois-tu qu’on puisse le développer ? »
« Pourquoi pas ? » fit Nyquist.
J’étais prêt à le croire. Je te voyais déjà nantie d’une pleine capacité réceptrice, capable de capter une émission avec autant de facilité et de précision que Nyquist et moi. Comme notre amour serait intense, alors ! Nous serions tout ouverts l’un à l’autre, sans ces barrières et ces faux-semblants qui empêchent même les amants les plus sincères d’atteindre la véritable union des âmes. J’avais déjà un aperçu limité de cette sorte de communion avec Tom Nyquist, mais naturellement je n’éprouvais pas de l’amour pour lui, ni même une réelle affection, et c’était un gaspillage ironique, brutal, qu’un tel contact entre nos esprits. Mais toi ! Si seulement je pouvais faire surgir le don en toi, Kitty ! Et pourquoi pas ? J’en discutai sérieusement avec Nyquist. Il faut essayer scientifiquement, dit-il. Faire des expériences. Vous tenir la main en vous concentrant dans le noir, essayer de provoquer un courant d’énergie entre vous deux. Est-ce que ça ne vaut pas le coup d’essayer ? Bien sûr, disais-je, on ne perd rien à essayer.
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