Robert Silverberg - L'oreille interne

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David Selig. Né en 1935 à New York. Juif.
Calvitie précoce. Ex-étudiant en lettres, ex-courtier en valeurs mobilières.
Célibataire. Sans ressources bien définies.
Signes particuliers : néant.
Bref, raté sur toute la ligne.
Et télépathe.
Bientôt ex-télépathe.
Car, en ces beaux jours de 1976, le pouvoir de David Selig décline. Ou plutôt disparaît, revient, semble jouer à cache-cache.
Mais David est sans illusion. Il sait que meurt en lui, irrévocablement, ce pouvoir étrange de lire dans l'esprit des autres, ce pouvoir qui a fait de lui un étranger sur la terre.

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LE TERRAIN BOUEUX FAIT PARTIR CARRY BACK GRAND FAVORI POUR LE 87 e DERBY DU KENTUCKY CET APRÈS-MIDI. LES YANKS AFFRONTERONT LES ANGELS DEVANT 21 000 PERSONNES DANS LE PREMIER D’UNE SÉRIE DE TROIS MATCHS SUR LA CÔTE OUEST. « Qui donnes-tu gagnant pour le Derby ? » lui demandai-je. Il secoua la tête : « Qu’est-ce que je connais aux chevaux ? » fit-il. Il était, réalisai-je, déjà mort, bien que son cœur fût appelé à battre pendant une autre décennie. Il avait cessé de réagir aux stimuli. Le monde l’avait vaincu.

Je l’abandonnai à sa rêverie et allai faire poliment la conversation avec ma mère. Le cercle de lecture de sa Hadassah commentait To Kill a Mockingbird jeudi prochain, et elle voulait savoir si je connaissais. Je ne connaissais pas. Comment est-ce que j’occupais mon temps ? Avais-je vu de beaux films ? L’Aventura, je répondis. Un film français ? dit-elle. Non, italien. Elle voulait que je lui raconte l’intrigue. Elle m’écouta patiemment, l’air désorienté, sans rien suivre. « Avec qui sors-tu ? » me demanda-t-elle. « Fréquentes-tu de belles filles ? » Mon fils le célibataire. Déjà vingt-six ans, et pas encore fiancé. Je détournai la question ennuyeuse avec une patiente adresse née d’une longue expérience. Désolé, Martha. Je ne te donnerai pas les petits-enfants que tu espères. Il faudra t’adresser à Judith pour cela. Tu n’auras pas à attendre longtemps.

« Il faut que je prépare le poulet maintenant », dit-elle en s’éclipsant. Je restai assis à côté de mon père pendant quelques instants, jusqu’à ce que je ne puisse plus le supporter, et je me dirigeai vers les chiottes, au fond du couloir à côté de la chambre de Judith. Sa porte était entrebâillée. Je passai la tête. Stores tirés, lumières éteintes, mais je lançai une sonde rapide dans son esprit et vis qu’elle était éveillée et sur le point de se lever. Allons, fais un geste, Duv, sois aimable. Il ne t’en coûtera pas un sou. Je frappai quelques coups légers. « Salut, c’est moi », dis-je. « Je peux entrer ? »

Elle était assise sur son lit, vêtue d’un peignoir de bain blanc sur un pyjama bleu foncé. Elle s’étirait en bâillant. Son visage, d’habitude si tendu, était gonflé par trop de sommeil. Machinalement, je pénétrai dans son esprit, et j’y trouvai aussitôt quelque chose de nouveau et de surprenant. Les débuts érotiques de ma sœur. La nuit dernière. Tout y était : la mêlée confuse dans la voiture garée, la montée du plaisir, la conscience soudaine que ce ne serait pas une simple partie de pelotage, le slip qui glisse, les changements de position maladroits, la lutte avec le préservatif, le moment d’ultime hésitation cédant la place à un abandon total, les doigts nerveux et malhabiles provoquant la lubrification de la fente inexplorée, le début de pénétration prudent, maladroit, la poussée profonde, la surprise de découvrir que le processus s’accomplit sans douleur, le va-et-vient de piston corps contre corps, l’explosion rapide du garçon, la redescente finale, la culpabilité, la confusion, la déception, l’insatisfaction de Judith. Le retour à la maison, silencieux, la honte sur le visage. Dans la maison, sur la pointe des pieds, elle dit bonsoir d’une voix rauque aux parents vigilants qui ne dorment pas encore. Elle se douche avant de se coucher. Nettoyage et examen de la vulve déflorée et légèrement gonflée. Sommeil difficile, fréquemment coupé. Long intervalle d’insomnie, où les événements de la soirée sont analysés : elle est heureuse et soulagée d’être devenue femme, mais elle est également effrayée. Réticente à l’idée de se lever le lendemain matin et d’affronter le monde, particulièrement d’affronter Paul et Martha Selig. Ton secret n’est pas un secret pour moi, chère Judith.

« Comment vas-tu ? » lui dis-je.

Affectant une désinvolture peu convaincante, elle répond : « Pas très fort. Je me suis couchée tard. Qu’est-ce qui t’amène ici ? »

« Je viens voir un peu la famille. »

« Contente de t’avoir vu. »

« Ce n’est pas très gentil, ça, Jude. Je te fais tellement horreur ? »

« Pourquoi viens-tu m’embêter, Duv ? »

« Je te l’ai dit, j’essaie de me montrer sociable. Tu es la seule sœur que j’aie, la seule que je n’aurai jamais. J’ai eu l’idée de passer la tête pour te dire un petit bonjour. »

« C’est fait. Et alors ? »

« Tu pourrais me dire ce que tu es devenue depuis la dernière fois que nous nous sommes vus. »

« Ça t’intéresse ? »

« Si ça ne m’intéressait pas, est-ce que je te le demanderais ? »

« Je n’en sais rien », dit-elle. « Tu te fiches complètement de tout ce que je peux faire. Tu te fiches de tout sauf de ce qui arrive à David Selig. Pourquoi prétendre le contraire ? Inutile de feindre de t’intéresser à moi. Ce n’est pas naturel, venant de toi. »

« Hé, attends une seconde ! » Ne nous disputons pas si vite, sœurette. « Qu’est-ce qui peut te faire croire que… »

« Tu te mets à penser à moi du jour au lendemain ? Je suis juste un meuble pour toi. Ta petite pisseuse de sœur. Une emmerdeuse. Es-tu jamais venu me parler ? De n’importe quoi ? Sais-tu seulement le nom de l’école où je vais ? Je suis une étrangère pour toi. »

« Ce n’est pas vrai. »

« Qu’est-ce que tu sais donc de moi ? »

« Des tas de choses. »

« Par exemple ? »

« Laisse tomber, Jude. »

« Donne-moi un exemple. Un seul. Quelque chose que tu sais sur moi. Un exemple… »

« Un exemple. D’accord. Le voilà. Je sais que tu t’es fait sauter hier. »

Nous fûmes tous les deux stupéfaits de ce que je venais de dire. Je gardai un silence atterré, incapable de croire que mes lèvres venaient de prononcer ces paroles. Judith avait sursauté, comme si elle avait reçu une décharge électrique. Elle s’était raidie, et ses yeux lançaient des flammes d’ahurissement. Je ne sais combien de temps nous restâmes ainsi figés, incapables de parler.

« Répète », dit-elle enfin. « Qu’est-ce que tu viens de dire, Duv ? »

« Tu as entendu. »

« J’ai entendu, mais j’ai peur d’avoir rêvé. Répète-le. »

« Non. »

« Pourquoi pas ? »

« Fiche-moi la paix, Jude. »

« Qui te l’a dit ? »

« Je t’en prie, Jude. »

« Dis-moi qui te l’a dit ! »

« Personne », murmurai-je.

Son sourire était terrifiant de triomphe. « Tu veux que je te dise ? Je te crois. Honnêtement, je te crois. Personne ne te l’a dit. Tu as puisé ça dans ma tête, hein ? Dis-moi que je ne me trompe pas, Duv. »

« Je n’aurais jamais dû mettre les pieds ici. »

« Avoue-le. Pourquoi ne veux-tu pas l’avouer ? Tu lis dans la pensée des gens, Duv. Tu es un phénomène de cirque. Je le soupçonnais depuis longtemps. Toutes ces petites intuitions que tu as tout le temps, et qui se révèlent toujours vraies ; la manière embarrassée que tu as de détourner l’attention quand tu ne t’es pas trompé. Question de chance, de hasard. De hasard, tu parles ! Je m’en doutais bien. Je me disais : il lit dans mes pensées, ce con. Mais je me reprochais d’être folle. C’était impossible, il n’existe pas de gens comme ça. Eh bien, je me trompais, hein ? Tu ne devines pas les choses, tu les regardes. Personne ne peut rien te cacher. Tu lis dans les esprits comme dans un livre ouvert. C’est bien ça ? Tu nous espionnes. »

J’entendis un bruit derrière moi. Je sursautai, effrayé, mais ce n’était que Martha qui passait la tête à la porte. Vague sourire absent. « Bonjour, Judith. Il était temps que tu te réveilles ! Vous bavardez bien gentiment, les enfants ? Je suis si heureuse de vous voir ainsi tous les deux. N’oublie pas de prendre ton petit déjeuner, Judith. » Et elle disparut aussi silencieusement qu’elle était venue.

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