Margrethe me confectionna une sorte de ceinture porte-monnaie : en fait une poche montée sur du tissu adhésif. Elle voulait absolument que je la porte au lit.
— Chéri, lorsqu’un changement se produit, nous perdons toujours tout ce que nous n’avons pas sur nous. Je veux que tu mettes ton rasoir et tes pièces dans cette ceinture quand tu te déshabilles pour te coucher.
— Je ne crois pas qu’on puisse tromper Satan aussi aisément.
— Peut-être pas. Mais nous pouvons toujours essayer. A chaque changement, nous gardons nos vêtements et ce qui est dans nos poches. Cela semble correspondre à certaines règles.
— Le chaos n’a pas de règles.
— Mais ce n’est peut-être pas le chaos, Alec. Alors, si tu ne veux pas porter ça au lit, est-ce que tu acceptes que je le porte, moi ?
— Oh, non ! ça va, je le porterai. Mais ça n’arrêtera pas Satan s’il veut vraiment nous le dérober. Mais ce n’est pas ça qui me contrarie, en fait. Une fois déjà, il nous a laissés nus comme des vers dans le Pacifique et nous en sommes sortis, non ? Tu te souviens ? Ce qui me contrarie, c’est… Marga, est-ce que tu as remarqué que chaque fois qu’un changement se produit, nous nous tenons ? Ou, du moins, nous nous tenons par la main ?
— Oui, je l’ai remarqué.
— Les changements interviennent en un clin d’œil. Que se passerait-il si nous ne nous tenions pas ? Si nous ne nous touchions pas ? Dis-le-moi.
Elle demeura silencieuse pendant tellement longtemps que je compris enfin qu’elle ne voulait pas me répondre.
— Mm, mm, fis-je. Moi aussi. Mais nous ne pouvons quand même pas rester comme des jumeaux siamois, à ne jamais nous séparer. Il faut travailler. Ma chérie, mon amour, ma vie, Satan, Loki, ou quelque mauvais esprit que ce soit peut nous séparer pour l’éternité en choisissant un instant où nous ne nous touchons pas.
— Alec…
— Oui, mon amour ?
— Loki est capable de faire ça depuis longtemps, et à n’importe quel moment. Mais ça ne s’est pas encore produit.
— Cela pourrait arriver dans la seconde qui suit.
— Oui. Ou jamais.
Nous avons continué et vécu d’autres changements. Les précautions de Margrethe semblaient efficaces, si ce n’est que lors d’un des changements, elles faillirent marcher trop bien. Je faillis être jeté en prison pour possession illégale de pièces d’argent. Mais un changement rapide (le plus rapide que nous ayons vécu jusque-là) nous débarrassa de la sentence, de la preuve, et de la plainte portée par le témoin. Nous nous sommes retrouvés dans un tribunal à l’aspect bizarre dont on nous a immédiatement chassés puisque nous n’avions pas les tickets spéciaux qui nous auraient permis d’y rester.
Mais le rasoir était toujours avec moi. Aucun flic ou shérif n’avait paru désireux de le confisquer.
Nous continuions de voyager selon la technique habituelle (mon pouce levé, plus les jambes ravissantes de Margrethe : je m’étais depuis longtemps résigné à l’inévitable) et un routier qui avait quitté la 66 pour bifurquer vers le nord nous avait déposés dans un joli coin de campagne, sans doute au Texas.
Nous avions quitté le désert pour pénétrer dans une région de collines basses et verdoyantes. La journée était magnifique mais nous étions fatigués, sales, en sueur à cause de nos persécuteurs – Satan ou les autres – qui s’étaient surpassés en nous offrant trois changements en trente-six heures.
En une seule journée, j’avais fait deux fois la vaisselle, dans la même ville, et au même endroit… et je n’avais pas gagné un sou. Car il est plutôt difficile de se faire payer quand le Lonesome Cowboy Steak House se change en Vivian’s Grill sous vos yeux. La même chose se reproduisit trois heures après quand le Vivian’s Grill fut brusquement transformé en parking de voitures d’occasion. Le seul élément agréable dans tous ces chocs successifs, c’est que, par une chance inouïe (ou par quelque volonté extérieure ?) Margrethe était toujours avec moi. Dans un cas, elle était venue me chercher pendant que mon patron faisait le compte de mes heures de travail, dans l’autre elle travaillait tout simplement avec moi.
Le troisième changement nous priva d’une bonne nuit de repos que nous nous préparions à prendre dans une cabane dont Margrethe avait déjà payé la location.
Aussi, quand le camion nous eut laissés, ma paranoïa se retrouva à la mesure de notre état d’épuisement et de saleté.
Nous avions marché pendant quelques centaines de mètres, quand nous avons atteint un mignon petit torrent, un spectacle qui, au Texas, est plus précieux et rare que tout.
Nous nous sommes arrêtés sur le petit pont qui l’enjambait.
— Margrethe, est-ce que cela te dirait de patauger un peu dans l’eau ?
— Chéri, je vais faire bien mieux. Je vais m’y baigner.
— Ha… Oui, tu n’as qu’à passer sous la clôture, le long du ruisseau, à cinquante ou soixante mètres d’ici, et je ne pense pas qu’on puisse nous voir depuis la route.
— Mon cœur, les gens peuvent se rassembler et applaudir si ça leur plaît, je prendrai un bain quoi qu’il arrive. Et… cette eau a l’air très claire. Tu crois qu’on peut en boire sans risque ?
— En amont ? Oui, certainement. Nous avons couru de plus gros risques depuis l’iceberg. Mais si nous avions quelque chose à manger… Pourquoi pas ton sorbet au chocolat. A moins que tu ne préfères des œufs brouillés ?
J’ai soulevé un des fils de fer de la clôture pour qu’elle puisse se glisser dessous.
— Et si nous nous contentions d’une tablette de Mars ?
— Pour moi, ce sera un Milky Way, ai-je répondu. Si j’ai le choix.
— Je crains que non, chéri. Ce sera un Mars , c’est tout.
Elle tint la clôture à son tour.
— Nous ferions peut-être mieux de ne plus parler de manger alors que nous n’avons rien. (Je suis passé sous la clôture, je me suis redressé et j’ai ajouté :) Je crois que je serais capable de manger un skunks tout cru.
— Mais si, nous avons de quoi nous nourrir. J’ai un Mars .
Je me suis arrêté net.
— Ma jolie, si jamais c’est une plaisanterie, je te promets une correction.
— Je ne plaisante pas.
— Au Texas, il est légal de frapper une femme avec un bâton si le diamètre de celui-ci ne dépasse pas un pouce. (J’ai levé le pouce.) Tu vois quelque chose de cette taille dans les environs ?
— Je vais bien en trouver un.
— Et cette tablette de Mars , elle vient d’où ?
— De ce petit restoroute où M. Fucelli nous a offert du café et des cakes.
M. Fucelli nous avait pris en charge durant la plus grande partie de la nuit, un peu avant le dernier camion qui nous avait déposés là.
Les deux petits cakes, le sucre et la crème nous avaient apporté les calories sur lesquelles nous vivions depuis vingt-quatre heures.
— Bon, la petite correction attendra. Femme, si jamais tu as volé cette tablette de Mars , tu me le diras plus tard. Mais tu l’as vraiment ? Ou bien est-ce que je commence à perdre la tête ?
— Alec, tu crois vraiment que je volerais des confiseries, comme ça ? Je l’ai achetée dans un distributeur pendant que M. Fucelli et toi étiez partis aux toilettes.
— Mais comment ? Nous n’avons pas le moindre sou. Pas dans ce monde, en tout cas.
— Oui, Alec. Mais j’avais gardé une pièce de dix cents dans mon sac. Bien sûr, elle n’a rien de valable ici, mais pour une machine ça ne fait pas de différence. Et le distributeur l’a acceptée. Mais je l’ai cachée avant que vous reveniez parce que je n’avais pas de quoi en acheter une pour M. Fucelli. (Elle a ajouté d’un ton inquiet :) Tu crois que j’ai fait quelque chose de mal ?
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