— Vient le moment où les larmes deviennent une satisfaction morose. Va te reposer. Tu es son écuyer ; tu devras chevaucher à son côté quand on le portera en terre.
Cathal, regardant Damon dans les yeux, prit une profonde inspiration.
— Vous, vous me croyez, Seigneur Damon. Maintenant, je crois que je vais pouvoir dormir.
En soupirant, Damon regarda le jeune homme s’éloigner. Quoi qu’il fît pour le rassurer, Cathal passerait sa vie à regretter d’avoir tué par malchance son parent et son ami juré. Pauvre Cathal. Domenic était mort rapidement et sans souffrir. Cathal souffrirait toute sa vie.
Callista, debout près de la bière, regardait Domenic, vêtu des couleurs de son Domaine, ses boucles bien disciplinées pour une fois, les yeux clos, l’air serein. Elle lui tâta la gorge.
— Où est sa matrice ? Elle doit être enterrée avec lui.
Damon fronça les sourcils.
— Cathal ?
Le jeune homme, arrivé au seuil de la chapelle, s’immobilisa.
— Seigneur ?
— Qui l’a préparé pour les obsèques ? Pourquoi lui a-t-on enlevé sa matrice ?
— Sa matrice ? répéta-t-il, sans comprendre. Je lui ai souvent entendu dire qu’il ne s’intéressait pas à ces choses. Je ne savais pas qu’il en avait une.
Callista porta la main à sa gorge.
— Il en avait reçu une quand on l’avait testé. Il avait le laran, mais il s’en servait rarement. La dernière fois que je l’ai vu, il portait sa matrice autour du cou, dans un sachet comme celui-ci.
— Maintenant, je me rappelle, dit Cathal. Il avait quelque chose autour du cou. Je pensais que c’était un porte-bonheur ou un gri-gri. Je n’ai jamais su ce que c’était. Ceux qui ont fait sa toilette mortuaire ont peut-être pensé que ça avait trop peu de valeur pour être enterré avec lui.
Damon laissa partir Cathal. Il se renseignerait, pour savoir qui avait préparé Domenic pour les funérailles. Car sa matrice devait être enterrée avec lui.
— Comment quelqu’un aurait-il pu la prendre ? demanda Andrew. Tu m’as dit et montré qu’il est dangereux de toucher la matrice d’un autre. Quand tu as enlevé la sienne à Dezi, ce fut presque aussi douloureux pour toi que pour lui.
— En général, quand le possesseur d’une matrice accordée meurt, la pierre meurt avec lui. Après, ce n’est plus qu’un morceau de cristal bleu, sans lumière. Mais il serait malséant qu’elle puisse être manipulée par un autre.
Il y avait de grandes chances qu’un serviteur l’eût trouvée de trop peu de valeur pour être enterrée avec un héritier Comyn, comme disait Cathal.
Si Maître Nicol, sans comprendre, l’avait touchée, déliée même, pour donner de l’air à Domenic cela avait pu le tuer. Mais non, Dezi était là. Dezi savait, ayant reçu l’enseignement d’Arilinn. Si Maître Nicol avait essayé de lui enlever sa matrice, Dezi, qui, comme Damon avait de bonnes raisons de le croire, était capable de faire un travail de Gardien, aurait sûrement choisi de la manipuler lui-même, puisqu’il pouvait le faire sans danger.
Mais si Dezi l’avait prise…
Non, il ne pouvait pas le croire. Quels que fussent ses défauts et ses fautes, Dezi aimait Domenic. Seul de la famille, Domenic l’avait traité en ami, en véritable frère, avait insisté pour que ses droits soient reconnus.
Certes, ce n’aurait pas été la première fois qu’un frère aurait tué son frère. Mais non. Dezi aimait Domenic, il aimait leur père. D’ailleurs, il était bien difficile de ne pas aimer Domenic.
Damon resta un moment debout près de la bière, pensif. Quoi qu’il arrivât, c’était la fin d’une ère à Armida. Valdir étant si jeune et déjà héritier, il faudrait écourter sa formation de fils Comyn : les années passées dans le corps des cadets et les Gardes, le temps passé à Armida s’il en avait les capacités. Lui et Andrew feraient de leur mieux pour remplacer ses fils auprès du Seigneur Alton vieillissant, mais, malgré leur bonne volonté, ils n’étaient pas des Alton, élevés dans les traditions des Lanart d’Armida. Quoi qu’il arrivât, c’était la fin d’une ère.
Callista s’approcha d’Andrew qui observait les fresques. Elles étaient très anciennes, peintes avec des pigments qui luisaient comme des gemmes, et elles racontaient en images la légende d’Hastur et Cassilda, le grand mythe des Comyn : Hastur, en robe dorée, errant sur les rives du lac ; Cassilda et Camilla à leur métier à tisser ; Camilla, entourée de ses colombes, lui apportant les fruits traditionnels ; Cassilda, une fleur à la main, l’offrant à l’enfant du Dieu. Le dessin était archaïque et stylisé, mais elle reconnut certains fruits et certaines fleurs. L’offrande de Cassilda, c’était du kireseth , la fleur étoilée et bleue des Montagnes de Kilghard, communément appelée la clochette d’or. Est-ce à cause de cette association sacrée, se dit-elle, que la fleur de kireseth était tabou dans tous les cercles des Tours, de Dalereuth aux Hellers ? Etreinte d’un regret poignant, elle repensa à son confiant abandon dans les bras d’Andrew, durant la floraison hivernale. Autrefois, on plaisantait aux mariages, si la mariée était récalcitrante. Elle avait les yeux pleins de larmes, mais elle les refoula bravement. Etait-ce le moment de se soucier de ses problèmes personnels, devant la dépouille de son frère bien-aimé ?
Le cortège funéraire accompagnant le corps de Domenic Lanart-Alton à sa dernière demeure s’ébranla vers le nord sous un ciel gris et brumeux, au milieu de bourrasques de neige soufflant des hauteurs. Le rhu fead de Hali, le tabernacle sacré des Comyn, était à une heure de cheval du Château Comyn. Tous les Seigneurs et les Dames de sang Comyn qui avaient pu se rendre au Conseil ces trois derniers jours étaient là, pour honorer l’héritier des Alton, mort si jeune d’un tragique accident.
Tous, sauf Esteban Lanart-Alton. Andrew, qui chevauchait près de Cathal Lindir et du jeune Valdir, revit mentalement la pénible scène qui avait éclaté le matin : Ferrika, convoquée par l’infirme pour qu’elle lui donne un fortifiant, avait carrément refusé.
— Vous n’êtes pas en état de vous déplacer, vai dom, pas même en litière. Si vous l’accompagnez jusqu’à sa tombe, il faudra vous coucher près de lui avant que dix jours soient passés.
Elle ajouta avec plus de douceur :
— Nous ne pouvons plus rien faire pour le pauvre enfant, Seigneur Alton. Maintenant, c’est à votre santé qu’il faut penser.
L’infirme s’était mis en fureur, et Callista, appelée en toute hâte, avait craint que sa colère même ne provoque la catastrophe que Ferrika essayait d’éviter. Essayant de s’interposer, elle dit, hésitante :
— Mais cette rage ne lui est-elle pas encore plus nuisible ?
— Je ne me plierai pas à des ordres de femmes, vociféra Dom Esteban. Qu’on m’envoie mon serviteur. Et sortez, toutes les deux ! Dezi…
Il chercha Dezi du regard, et Dezi, le visage empourpré, répondit :
— Si vous partez à cheval, mon oncle, je vous accompagnerai.
Mais Ferrika s’esquiva et revint bientôt avec Maître Nicol, l’officier sanitaire des Gardes. Il prit le pouls de l’infirme, retroussa ses paupières pour examiner les capillaires du globe oculaire, et dit sèchement :
— Seigneur, si vous partez à cheval aujourd’hui, vous avez de grandes chances de ne jamais revenir. Laissez les autres ensevelir le mort. Votre héritier n’a même pas encore été reconnu par le Conseil, et de plus, il n’a que douze ans. Votre devoir, vai dom , est de ménager vos forces pour élever ce garçon jusqu’à l’âge d’homme. Pour rendre un dernier devoir à votre fils mort, vous risquez de laisser orphelin celui qui vit encore.
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