— À genoux donc, Damon Ridenow, dit Lorill. Je te nomme régent et tuteur du Domaine Alton, en tant que parent mâle le plus proche de Valdir-Lewis Lanart-Alton, héritier d’Alton, et de l’enfant à naître d’Ellemir, ta femme légitime. Es-tu prêt à jurer allégeance au Seigneur du Domaine, Souverain d’Alton, et à renoncer à tous tes autres engagements, sauf envers le Roi et les Dieux ?
— Je le jure, dit Damon d’une voix ferme.
— Es-tu prêt à assumer la régence du Domaine, au cas où son chef légal serait mis dans l’incapacité de le faire, par l’âge, la maladie ou l’infirmité ; et à jurer de protéger et garder les prochains héritiers d’Alton au péril de ta propre vie, si les Dieux en décident ainsi ?
— Je le jure.
Ellemir, qui regardait des gradins, vit la sueur perler sur le front de Damon, et sut qu’il ne désirait pas cette charge. Il l’assumerait, pour le bien des enfants, Valdir et leur fils, mais il ne la désirait pas. Elle espérait que son père savait ce qu’il faisait à Damon !
Lorill Hastur reprit :
— Déclares-tu solennellement être capable d’assumer ces responsabilités, pour autant que tu puisses en juger ? Est-il quelqu’un qui conteste ton droit à cette régence parmi le peuple de ton Domaine, le peuple de tous les Domaines, le peuple entier de Ténébreuse ?
À genoux, Damon pensa : Qui peut se dire totalement capable d’assumer de telles responsabilités ? Pas moi, Aldones, Seigneur de la Lumière, pas moi ! Pourtant, je ferai de mon mieux, je le jure devant tous les Dieux. Pour Valdir, pour Ellemir et pour son enfant.
Tout haut, il déclara :
— Je serai fidèle à mes serments.
Danvan Hastur, commandant de la Garde d’Honneur du Conseil, s’avança au centre de la salle où Damon était toujours à genoux, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel jouant sur son visage. L’épée à la main, il déclara d’une voix vibrante :
— Quelqu’un conteste-t-il la tutelle de Damon Ridenow-Alton, Régent d’Alton ?
Une voix s’éleva dans le silence :
— Je conteste.
Damon, stupéfait, perçut la consternation d’Andrew, pourtant assis au dernier rang des gradins réservés aux Alton, et, levant la tête, vit Dezi qui, s’avançant, prit l’épée de la main de Lorill.
— À quel titre, s’enquit Lorril. Et de quel droit ? Vous ne m’êtes pas connu, jeune homme.
Dom Esteban considéra Dezi, l’air consterné.
— Tu n’as donc pas confiance en moi, Dezi, mon fils ? dit-il d’une voix qui tremblait.
Dezi ignora ces paroles aussi bien que la tendresse qu’elles exprimaient.
— Je suis Desiderio Leynier, fils nedesto de Gwennis Leynier engendré par Estaban Lanart-Alton, et en qualité de seul fils adulte survivant du seigneur du Domaine, je réclame le droit de tutelle sur mon frère et le fils à naître de ma sœur.
Lorill dit d’un ton sévère :
— Nous n’avons aucune archive attestant l’existence de fils nedesto d’Esteban Lanart-Alton, excepté les deux fils de Larissa d’Asturien, qui n’ont pas le laran , et sont de ce fait exclus de ce Conseil, selon la loi. Puis-je vous demander pourquoi vous n’avez jamais été reconnu ?
— Quant à cela, dit Dezi avec un sourire frisant l’insolence, c’est à mon père qu’il faut le demander. Mais j’en appelle à la Dame d’Arilinn pour témoigner que je suis un Alton, et que j’ai hérité du don du Domaine.
À l’instigation de Lorill, Léonie se leva, fronçant les sourcils, l’air désapprobateur.
— Il n’est pas de mon ressort de désigner les héritiers des Comyn, mais puisqu’on fait appel à mon témoignage, je dois reconnaître que Desiderio dit la vérité : il est le fils d’Esteban Lanart-Alton et possède le don des Alton.
Esteban dit d’une voix rauque :
— Je suis prêt à reconnaître Dezi pour mon fils si ce Conseil l’accepte ; je l’ai fait venir ici dans ce but. Mais je trouve qu’il n’est pas le plus qualifié pour être tuteur de mon jeune fils et de mon futur petit-fils. Damon est un homme fait. Dezi n’est qu’un jeune homme. Je demande à Dezi de retirer sa candidature.
— Avec tout le respect que je vous dois, mon père, dit Dezi avec déférence, je ne le peux pas.
Damon, toujours à genoux, se demanda ce qui allait se passer. Traditionnellement, la contestation pouvait se résoudre par un duel en bonne et due forme, ou bien l’un des candidats pouvait se retirer, ou encore, l’un ou l’autre pouvait présenter au Conseil des preuves tendant à disqualifier l’autre. C’est ce que Lorill était en train d’expliquer.
— Avez-vous des raisons de croire que Damon n’est pas qualifié, Desiderio Leynier, nedesto d’Alton ?
— J’en ai, glapit Dezi d’une voix stridente. Damon a tenté de m’assassiner, pour mieux assurer ses droits. Il savait que j’étais le fils d’Esteban, alors qu’il n’était que son gendre, et c’est pourquoi il m’a dépouillé de ma matrice. Seule mon habileté à manier le laran lui a évité de se souiller les mains du sang d’un frère par alliance.
Oh, mon Dieu, pensa Andrew, sentant son souffle s’arrêter. Quelle canaille, quelle maudite canaille. Qui, sinon Dezi, irait inventer une chose pareille ?
— C’est une accusation très grave, Damon, dit Lorill Hastur. Tu as honorablement servi les Comyn pendant bien des années. Nous n’enquêterons pas plus avant si tu peux nous donner une explication.
Damon déglutit avec effort et leva la tête, conscient que toute l’assistance avait les yeux fixés sur lui.
— J’ai prêté serment à Arilinn ; j’ai juré de prévenir tout mauvais usage d’une matrice. Conformément à ce serment, j’ai ôté sa matrice à Dezi, car il s’en était servi pour imposer sa propre volonté au mari de ma sœur, Ann’dra.
— C’est vrai, dit Dezi avec défi. Ma sœur Callista s’est entichée d’un va-nu-pieds sans famille, d’un Terranan. Je voulais simplement débarrasser la famille de cet individu qui l’a entortillée, afin qu’elle puisse faire un mariage digne d’une Dame Comyn, et ne pas se déshonorer dans le lit d’un espion Terranan.
Ce fut un beau tapage. Damon se leva d’un bond, fou de rage, mais Dezi le regarda avec défi, l’air goguenard. Dans la Chambre de Cristal, tout le monde parlait, criait, questionnait en même temps. Lorill Hastur ne cessait de demander le silence. En vain.
Lorsqu’un semblant d’ordre se rétablit enfin, il dit d’une voix grave :
— Nous devons enquêter sur cette affaire. Des accusations et des contre-accusations très sérieuses viennent d’être portées. Je vous prie maintenant de vous disperser, et de ne pas discuter cette affaire entre vous. Les commérages n’arrangeront rien. Prenez garde au feu imprudemment allumé dans la forêt ; prenez gardes aux paroles dites imprudemment entre sages. Mais nous examinerons à fond cette affaire et nous vous présenterons nos conclusions d’ici trois jours.
Lentement, la salle se vida. Esteban, d’une pâleur mortelle, regarda tristement Damon et Dezi.
— Quand des frères s’éloignent l’un de l’autre, les étrangers interviennent pour élargir le gouffre. Dezi, comment as-tu pu faire une chose pareille ?
Dezi serra les dents et dit :
— Mon père, je ne vis que pour vous servir. Doutez-vous de moi ?
Il considéra Ellemir, cramponnée au bras de Damon, puis dit à Callista :
— Tu me remercieras quelque jour, ma sœur.
— Ma sœur ! s’écria-t-elle avec dérision.
Puis, le regardant droit dans les yeux, elle lui cracha au visage et lui tourna le dos. Posant le bout des doigts sur le bras d’Andrew, elle ajouta bien haut :
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