— Bois, ordonna-t-elle, pâle et irritée. Je ne te donne pas ça pour t’endormir, mais pour te fortifier. Et aujourd’hui, tu auras besoin de force !
L’infirme avala la potion à contrecœur.
— Malgré notre chagrin, les serviteurs doivent manger. Je vais m’occuper de leur déjeuner, dit Ellemir en se levant.
Ils approchèrent l’infirme de la table et le pressèrent de se restaurer, mais aucun n’avait grand faim. Andrew se surprit à prêter l’oreille au cheval du messager apportant une nouvelle qu’ils connaissaient déjà.
— Le voilà, dit Callista, posant une tartine et se levant.
Son père la retint de la main, très pâle, mais maître de lui, comme doit l’être un Alton, chef du Domaine et Comyn.
— Assieds-toi, ma fille. Les mauvaises nouvelles arrivent quand elles veulent, mais il n’est pas convenable d’aller à leur rencontre.
Il porta à sa bouche une cuillerée de porridge aux noix, mais la reposa dans son assiette, sans y toucher. Entendant les pas d’un cheval dans la cour, les bottes du messager sur le perron, les autres ne feignaient même plus de manger. C’était un Garde, très jeune, avec les cheveux roux annonçant, Andrew le savait, qu’il y avait du sang Comyn dans son ascendance, proche ou lointaine. Il semblait fatigué, triste, appréhensif.
— Bienvenue dans ma demeure, Darren, dit Dom Esteban d’une voix calme. Qu’est-ce qui t’amène à cette heure, mon garçon ?
— Seigneur Alton, dit le messager d’une voix étranglée, je déplore d’être porteur de mauvaises nouvelles.
Il détourna les yeux, l’air piégé, misérable, hésitant à annoncer la nouvelle à cet infirme, si faible et vulnérable dans son fauteuil.
— J’en ai été averti, mon garçon, dit Dom Esteban avec calme. Approche, et raconte-moi tout.
Il tendit la main, et le jeune homme, hésitant, approcha de la grande table.
— Il s’agit de mon fils Domenic. Est-il… est-il mort ?
Le jeune Darren baissa les yeux. Dom Esteban poussa un profond soupir qui se termina en sanglot, mais il s’était déjà ressaisi quand il reprit la parole.
— Tu es épuisé du voyage.
Il fit un signe aux serviteurs, qui vinrent prendre le manteau du jeune homme, lui tirer ses lourdes bottes, lui apporter de confortables pantoufles, et poser une chope de vin chaud devant lui. Ils lui approchèrent une chaise de la table.
— Raconte-moi tout, mon garçon. Comment est-il mort ?
— Par accident, Seigneur Alton. Il était à la salle d’armes, s’exerçant à l’épée avec son écuyer, le jeune Cathal Lindir. On ne sait comment, à travers son masque, il a reçu un coup à la tête. D’abord, on a pensé que ce n’était pas grave, mais il était mort avant l’arrivée de l’officier sanitaire.
Pauvre Cathal, pensa Damon. Il était cadet à l’époque où Damon était maître des cadets. Les deux garçons étaient inséparables, et passaient tout leur temps ensemble : quand ils s’entraînaient à l’épée, quand ils étaient de service, pendant leurs loisirs. Ils étaient bredin , frères jurés. Si Domenic était mort par malchance ou accident, il en aurait déjà été très affecté, mais penser qu’il était l’instrument de la mort de son frère juré… Bienheureuse Cassilda, comme ce pauvre garçon devait souffrir !
Dom Esteban, qui s’était ressaisi, prenait déjà les mesures qui s’imposaient.
— Valdir doit immédiatement revenir de Nevarsin. C’est mon héritier désigné.
— Le Seigneur Hastur l’a déjà envoyé chercher, dit Darren, et il vous prie de venir à Thendara si vous en avez la force, Seigneur.
— Force ou pas, nous partirons aujourd’hui même, dit Dom Esteban avec fermeté. Même si je dois voyager en litière. Et vous venez aussi, Damon et Andrew.
— Moi aussi, dit Callista, très pâle mais d’une voix assurée.
— Moi aussi, ajouta Ellemir qui pleurait doucement.
— Rhodri, dit Damon au vieux majordome, trouve une chambre au messager. Envoie un homme à Thendara sur notre meilleur cheval, pour dire au Seigneur Hastur que nous arriverons d’ici trois jours. Et dis à Ferrika que Dame Ellemir a besoin d’elle immédiatement.
Le vieillard hocha la tête, le visage ruisselant de larmes. Il avait passé toute sa vie à Armida, et avait fait sauter sur ses genoux Domenic et Coryn morts depuis déjà bien longtemps. Mais ils n’avaient pas le temps de s’attarder sur ces pensées. Ferrika, après avoir examiné Ellemir, convint qu’elle pouvait supporter le voyage.
— Mais vous devrez faire une partie du chemin en litière, Dame Ellemir, car trop d’équitation pourrait vous fatiguer.
Apprenant qu’elle les accompagnerait, Ferrika protesta.
— Bien des femmes du domaine ont besoin de mes services, Seigneur Damon.
— Dame Ellemir porte un héritier Alton, c’est elle qui a le plus besoin de tes soins. De plus, tu es son amie d’enfance. Tu as formé d’autres femmes à faire ton travail. C’est le moment de montrer qu’elles ont profité de ton enseignement.
C’était si évident, même pour une Amazone, qu’elle prononça la phrase rituelle d’acquiescement et de respect, puis s’en alla conférer avec ses subordonnées. Callista, aidée de plusieurs servantes, faisait les bagages pour un séjour prolongé à Thendara. Devant l’étonnement d’Ellemir, elle lui expliqua :
— Valdir est un enfant. Le Conseil Comyn jugera peut-être que notre père, infirme et malade, ne peut plus assumer ses devoirs de chef du Domaine ; et la nomination du tuteur de Valdir pourrait donner lieu à des discussions interminables.
— Pourtant, Damon me semblerait le choix logique, dit Ellemir.
— C’est vrai, ma sœur, dit Callista avec un sourire contraint. Mais il m’est arrivé de remplacer Léonie au Conseil, et je sais que, pour tous ces grands seigneurs, rien n’est jamais simple ou évident quand un avantage politique est en jeu. Rappelle-toi : on ne voulait pas nommer Domenic au commandement de la Garde, vu son jeune âge. Et Valdir est encore plus jeune.
Ellemir gémit, portant machinalement la main à son ventre. Elle avait entendu parler d’inimitiés au Conseil Comyn, d’hostilités plus cruelles que des batailles rangées, parce que ce n’étaient pas des ennemis qui s’opposaient, mais des parents. Comme disait l’antique proverbe, quand des bredin s’éloignent l’un de l’autre, les ennemis interviennent pour élargir le gouffre.
— Callie ! Crois-tu… crois-tu que Domenic ait été assassiné ?
— Cassilda, Mère des Sept Domaines, faites qu’il n’en soit pas ainsi, dit Callista d’une voix tremblante. S’il était mort empoisonné, ou des suites d’une maladie mystérieuse, je le craindrais en effet – la succession des Alton a donné lieu à tant de rivalités ! Mais frappé par Cathal ? Nous connaissons bien Cathal, Elli, il aimait Domenic comme la prunelle de ses yeux ! Ils avaient prêté le serment de bredin. Rompre un serment ? Je le croirais plus facilement de Damon que de notre cousin Cathal !
Elle ajouta, toujours pâle et troublée :
— S’il s’agissait de Dezi…
Les jumelles se regardèrent, hésitant à formuler leur accusation, mais se rappelant que la malice de Dezi avait failli coûter la vie à Andrew. Ellemir dit enfin d’une voix tremblante :
— Je me demande où était Dezi quand Domenic est mort…
— Oh, non, non, Ellemir, l’interrompit Callista. Ne pense même pas une chose pareille ! Notre père aime Dezi, même s’il ne l’a pas reconnu, alors, n’aggrave pas sa douleur ! Je t’en supplie, Elli, je t’en supplie, ne va pas mettre cette idée dans la tête de Papa !
Читать дальше