Ellemir comprit ce qu’elle voulait dire : elle devait soigneusement barricader ses pensées, pour que son accusation sans fondement ne parvienne pas à leur père. Pourtant la pensée continua à la troubler pendant qu’elle donnait ses instructions aux femmes qui s’occuperaient de la maison en leur absence. Elle trouva un moment pour s’échapper et descendre à la chapelle déposer une petite guirlande de fleurs sur l’autel de Cassilda. Elle aurait voulu que son enfant naisse à Armida, où il vivrait entouré de l’héritage qui lui appartiendrait quelque jour.
De sa vie, elle n’avait jamais rien désiré d’autre que d’épouser Damon et de donner des fils et des filles à leurs clans. Etait-ce trop demander ? pensa-t-elle, désolée. Elle n’était pas comme Callista, qui avait eu l’ambition de travailler avec le laran , et de siéger au Conseil Comyn pour discuter des affairés de l’Etat. Elle ne demandait qu’un peu de paix. Et pourtant, elle savait que dans les jours à venir, cette paix de la vie domestique lui serait refusée.
Exigerait-on que Damon commande les Gardes à la place de son beau-père ? Comme toutes les filles Alton, elle était fière de ce poste de commandant réservé à leur famille, que son père avait rempli, et que Domenic aurait dû occuper pendant des années. Mais Domenic étant mort, et Valdir encore trop jeune, qui commanderait ? Embrassant la chapelle du regard, elle contempla les tableaux des dieux, les portraits, raides et stylisés, d’Hastur, Fils d’Aldones, à Hali avec Cassilda et Camilla. C’étaient les ancêtres des Comyn ; la vie était plus facile à leur époque. Très lasse, elle quitta la chapelle et remonta pour désigner les servantes qui les accompagneraient, et celles qui resteraient pour s’occuper du domaine.
Andrew, très préoccupé, conféra avec le coridom – comme tous les autres serviteurs, très affligé de la mort de son jeune maître – sur les travaux à faire pendant leur absence. Il trouvait qu’il aurait pu rester, que rien ne l’appelait à Thendara, et qu’il n’était pas bon de laisser le domaine aux mains des serviteurs. Mais il savait que sa répugnance venait, en partie, du fait que le Quartier Général de l’Empire Terrien se trouvait à Thendara. Il était content que les Terriens le croient mort ; il n’avait aucun parent pour le pleurer, et il ne désirait plus rien de la Terre. Pourtant, inopinément, il se retrouvait en situation conflictuelle. Rationnellement, il savait que les Terriens n’avaient aucun droit sur lui, qu’ils ne sauraient sans doute même pas qu’il se trouvait dans l’ancienne cité de Thendara, et qu’ils ne chercheraient pas à le faire revenir parmi eux. Mais il était quand même plein d’appréhension. Il se demanda, lui aussi, où était Dezi quand Domenic était mort, mais écarta vivement cette pensée.
D’après Damon, Thendara n’était qu’à une journée de voyage, pour un homme seul, monté sur un cheval rapide, et par beau temps. Mais une troupe nombreuse, avec bagages et serviteurs, accompagnée d’une femme enceinte et d’un infirme tous deux transportés en litière, mettrait au moins quatre ou cinq jours. La plupart des préparatifs incombèrent à Andrew, et il était bien fatigué mais satisfait quand le groupe passa les grilles. Dom Esteban avait pris place dans une litière portée par deux chevaux ; une autre était prête pour Ellemir quand elle serait fatiguée de monter, mais, pour le moment, elle chevauchait au côté de Damon, les yeux rouges et gonflés de larmes. Andrew, se rappelant comme Domenic avait taquiné Ellemir à la noce, fut pris d’une profonde tristesse ; il avait eu si peu de temps pour connaître ce joyeux frère qui l’avait si rapidement accepté.
Suivait un long cortège d’animaux de bât, de serviteurs montés sur des bêtes à andouillers, et qui avaient le pied plus sûr que bien des chevaux sur les sentiers de montagne. Une demi-douzaine de Gardes fermaient la marche, pour les protéger des dangers de cette région montagneuse. Callista, grande, solennelle et pâle dans sa cape noire de voyage, semblait appartenir à un autre monde. Devant son visage hanté sous son capuchon noir, Andrew avait du mal à croire que c’était la même femme qui riait au milieu des fleurs. Cela ne remontait-il qu’à la veille ?
Pourtant, malgré la mortelle solennité de sa tenue de deuil et de son visage livide, c’était la même femme rieuse qui avait reçu et rendu ses baisers avec tant de passion. Un jour – bientôt, bientôt, se jura-t-il farouchement ! – il la libérerait et l’aurait toute à lui, toujours. Sous son regard, elle releva la tête et lui adressa un pâle sourire.
Le voyage dura quatre longs jours, froids et épuisants. Le deuxième jour, Ellemir se mit dans sa litière, et ne la quitta plus. Arrivée au col dominant la ville, elle insista pourtant pour se remettre en selle.
— La litière nous secoue, moi et le bébé, bien davantage que le pas de Shirina, dit-elle avec humeur. Je ne veux pas entrer dans Thendara, portée en litière comme une princesse ou une infirme. Tout le monde doit savoir que mon enfant est vigoureux !
Ferrika consultée déclara que le confort d’Ellemir passait avant tout, et que si elle se sentait mieux en selle, elle devait continuer à cheval.
Andrew n’avait jamais vu le Château Comyn, sauf à distance, de la Zone Terrienne. Immense, il dominait la cité de toute sa masse imposante, et Callista lui dit qu’il se trouvait déjà là avant les Ages du Chaos, et qu’aucune main humaine n’avait participé à sa construction. Les pierres avaient été mises en place par les cercles des Tours, travaillant en commun à transformer les forces.
L’intérieur était un véritable labyrinthe de couloirs interminables. Leurs chambres – réservées aux Alton lors de la saison du Conseil depuis des temps immémoriaux, lui dit Callista – étaient presque aussi grandes que leurs appartements d’Armida.
À part leur suite, le château semblait désert.
— Mais le Seigneur Hastur est là, dit Callista. Il passe à Thendara la plus grande partie de l’année, et son fils Davan l’aide à commander la Garde. Je suppose qu’il va convoquer le Conseil au sujet de la succession Alton. Il y a toujours des problèmes, et Valdir est si jeune.
Comme on transportait Dom Esteban dans le grand hall de la suite Alton, un garçon d’une douzaine d’années au visage vif et intelligent, et aux cheveux d’un roux si sombre qu’ils en paraissaient presque noirs, s’avança à sa rencontre.
— Valdir !
Dom Esteban lui tendit les bras et l’enfant s’agenouilla à ses pieds.
— Tu es bien jeune, mon enfant, mais il va falloir te conduire en homme !
L’enfant se releva, et il le serra contre lui.
— Sais-tu où est la dépouille de ton…
Il s’interrompit, incapable de terminer.
— Ses restes sont à la chapelle, mon Père, dit le jeune Valdir, et son écuyer est près de lui. Je ne savais pas ce que je devais faire, mais…
Il fit un geste, et Dezi s’avança, d’un pas hésitant.
— … mais mon frère Dezi m’a beaucoup aidé depuis mon retour de Nevarsin.
Damon pensa peu charitablement qu’après la mort de son premier protecteur, Dezi n’avait pas perdu de temps à s’insinuer dans les bonnes grâces du nouvel héritier. Près du frêle Valdir, Dezi, avec ses cheveux d’un roux flamboyant et son visage parsemé de taches de rousseur ressemblait beaucoup plus à son père que le fils légitime. Dom Esteban embrassa Dezi en pleurant.
— Mon cher, cher enfant…
Damon se demanda comment on pourrait priver l’infirme de son seul autre fils survivant, priver Valdir de son seul frère. Nu est le dos sans frère, disait le proverbe, et c’était vrai. D’ailleurs, sans sa matrice, Dezi était inoffensif.
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