— À moi aussi, mais maintenant, j’ai quelque chose pour me faire patienter d’ici le printemps. Andrew, je voulais te prévenir le premier : je suis enceinte ! Ce doit être arrivé peu avant le Solstice d’Hiver…
— Dieu Tout-Puissant ! s’écria-t-il, atterré. Ellemir, je suis désolé, mon amour… j’aurais dû…
Comme si elle avait reçu une gifle, elle recula, les yeux flamboyants de colère.
— Je voulais te remercier, et je découvre que tu regrettes ce cadeau. Comment peux-tu être si cruel ?
— Attends, attends… dit-il, confus. Elli, mon petit amour…
— Comment oses-tu prononcer des mots d’amour après un affront pareil ?
Il lui tendit la main.
— Attends, Ellemir, je t’en prie. Une fois de plus, je n’ai pas compris. Je pensais… Veux-tu dire que tu es heureuse d’être enceinte ?
Elle fut tout aussi confuse que lui.
— Comment ne pas être heureuse ? Quel genre de femmes as-tu connues ? J’étais tellement contente, tellement heureuse quand Ferrika m’a confirmé le fait ce matin, car jusque-là, je craignais de prendre mes désirs pour des réalités.
Elle semblait au bord des larmes.
— Je voulais partager mon bonheur avec toi, et tu me traites comme une prostituée, indigne de porter ton enfant !
Soudain, elle éclata en sanglots. Andrew l’attira contre son cœur. Elle le repoussa, puis posa la tête sur son épaule.
Il dit, penaud :
— Oh, Ellemir, Ellemir, est-ce que je vous comprendrai jamais ? Si tu es heureuse, comment veux-tu que je ne le sois pas ? dit-il réalisant qu’il était sincère comme il ne l’avait jamais été de sa vie.
Elle renifla, et, levant la tête, sourit, et ce fut comme le soleil au printemps, après l’averse.
— Vraiment, Andrew ? Vraiment heureux ?
— Bien sûr, ma chérie, si tu l’es.
Quelles que soient les complications qui en découleront, se dit-il. Il devait être le père, sinon elle en aurait parlé d’abord à Damon.
Elle perçut sa confusion.
— Mais que veux-tu qu’en pense Damon ? Il partage mon bonheur, naturellement, et il est content !
Rejetant la tête en arrière, elle le regarda dans les yeux et dit :
— Est-ce que ce serait encore un tabou sur ton monde ? Je suis bien contente de ne pas le connaître !
Après beaucoup de chocs de ce genre, Andrew était presque immunisé.
— Damon est mon ami, mon meilleur ami. Parmi mon peuple, on considérerait cela comme une tromperie, une trahison. La femme de mon meilleur ami me serait interdite entre toutes.
Elle secoua la tête.
— Ton peuple ne me plaît pas du tout. Crois-tu que j’irais partager mon lit avec un homme, si mon mari ne l’aimait pas ? Donnerais-je à mon mari l’enfant d’un étranger ou d’un ennemi ?
Au bout d’un moment, elle ajouta :
— Je souhaitais que mon premier enfant fût de Damon, c’est vrai, mais tu sais ce qui s’est passé. Nous sommes trop proches parents, alors, nous déciderons peut-être de ne pas avoir d’enfant ensemble, puisqu’il n’a pas besoin d’un héritier du sang Ridenow, et qu’un enfant de toi sera sans doute plus sain et vigoureux que ne le serait le sien.
— Je comprends.
Il reconnut à part lui qu’il y avait là une certaine logique, mais éprouva le besoin d’analyser ses sentiments. Un enfant à lui, d’une femme qu’il chérissait. Mais pas de son épouse bien-aimée. Un enfant qui donnerait à un autre le nom de père, sur qui il n’aurait aucun droit. Et qu’en penserait Callista ? Y verrait-elle une nouvelle marque de son éloignement, de son exclusion ? Se sentirait-elle trahie ?
— Je suis certaine qu’elle se réjouira pour moi, dit gentiment Ellemir. Tu ne crois quand même pas que j’irais ajouter ne serait-ce que le poids d’une plume au fardeau de son chagrin ?
Il n’était toujours pas convaincu.
— Elle sait ?
— Non, mais elle s’en doute peut-être.
Après une hésitation, elle reprit :
— J’oublie toujours que tu n’es pas des nôtres. Je lui annoncerai la nouvelle, si tu veux, mais chez nous, le père tiendrait à l’annoncer lui-même.
Ce genre de courtoisies le dépassait, mais il souhaita soudain se conformer aux coutumes de son monde d’adoption.
— Je la préviendrai donc.
Mais il le ferait en son temps, à un moment où elle ne pourrait pas douter de son amour.
Il rentra dans son appartement, en pleine confusion, et continua à réfléchir tout en prenant son bain, en se taillant la barbe qu’il se laissait pousser, du défi de toutes les coutumes locales, et en revêtant son élégante tenue d’intérieur.
Son enfant. Ici, sur une planète étrangère, et pas l’enfant de sa propre femme. Mais Ellemir trouvait cela naturel, et Damon était manifestement au courant depuis quelque temps et approuvait. C’était un monde étrange, dont il faisait partie maintenant.
Il entendit des cavaliers dans la cour, et, quand il descendit, il trouva Kieran, le frère de Damon, rentrant d’un voyage hivernal à Thendara avec son fils aîné, rouquin aux yeux vifs d’environ quatorze ans, et une demi-douzaine de Gardes, d’écuyers et de serviteurs. Le frère aîné de Damon, Lorenz, n’avait pas plu à Andrew, mais il trouva Kieran très sympathique et accueillit avec plaisir les nouvelles du monde extérieur, comme Dom Esteban.
— Parle-moi de Domenic, dit l’infirme.
— Il se trouve que je l’ai vu souvent, dit Kieran en souriant. Kester, mon fils, doit entrer dans les cadets cet été ; j’ai donc refusé son offre de prendre la place de Danvan en qualité de maître des cadets. Aucun homme ne doit être le maître de son propre fils.
Souriant pour adoucir ses paroles, il ajouta :
— Je ne veux pas être obligé de me montrer aussi dur avec mon fils que vous avez dû l’être avec le vôtre, Seigneur Alton.
— Il va bien ? Il commande bien la Garde ?
— À mon avis, vous ne feriez pas mieux vous-même, dit Kieran. Il est toujours prêt à écouter de plus sages que lui. Il a souvent sollicité les conseils de Kyril Ardais, de Danvan, de Lorenz même, et pourtant, je ne crois pas qu’il ait meilleure opinion de Lorenz que nous, dit-il en adressant un sourire de connivence à Damon. Il est prudent, diplomate, il s’est fait des amis honorables et il n’a pas de favoris. Ses bredin se comportent bien tous les deux, le jeune Cathal Lindir, et un de ses frères nedesto – il s’appelle Dezirado, je crois ?
— Desiderio, dit Dom Esteban, avec un sourire de soulagement. Je suis content d’apprendre que Dezi va bien.
— Oh oui, ils sont toujours ensemble, tous les trois. Mais pas de beuveries, pas de filles, pas de bagarres. Ils sont sobres comme des moines. On dirait que Domenic a réalisé, comme s’il était trois fois plus vieux, qu’un jeune commandant serait surveillé nuit et jour. Pourtant ce ne sont pas des pisse-vinaigre non plus – le jeune Nie est toujours prêt à rire et à faire des farces – mais il tient fermement ses responsabilités à deux mains.
Andrew, au souvenir du joyeux garçon qui avait été son témoin de mariage, se réjouit de sa réussite. Quant à Dezi, peut-être qu’un poste intéressant, des responsabilités, et la reconnaissance par Domenic de son statut de nedesto l’aideraient à se trouver. Il l’espérait. Il savait ce que c’était que de se sentir étranger.
— Y a-t-il d’autres nouvelles, mon beau-frère ? demanda Ellemir.
— J’aurais sans doute dû écouter les commérages des dames, ma sœur, répondit Kieran en souriant. Attends… Il y a eu une émeute devant la Maison de la Guilde des Amazones Libres. Un homme a prétendu, paraît-il, que sa femme y avait été emmenée contre sa volonté…
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