Ellemir, elle aussi, était radieuse. Cela humiliait parfois Andrew de penser que les domestiques, les étrangers, Dom Esteban lui-même, remarquaient la différence, et le blâmaient, lui, de ce que, quarante jours après le mariage, Ellemir semblait si joyeuse, tandis que, jour après jour, Callista devenait plus grave et pâle, plus contrainte et douloureuse.
Cependant, Andrew n’était pas malheureux. Frustré, oui, car il était quelquefois bien dur pour ses nerfs d’être aussi proche de Callista – d’endurer les plaisanteries et les railleries bien intentionnées qui étaient le lot, sans doute, de tout jeune marié de la Galaxie – et pourtant d’être séparé d’elle par une ligne invisible qu’il ne pouvait franchir.
Pourtant, s’ils s’étaient connus en des circonstances ordinaires, ils auraient dû attendre longtemps avant de se marier. Il se rappela qu’au moment de leur mariage il la connaissait depuis moins de quarante jours. Depuis lors, il était souvent avec elle, et apprenait à la connaître dans sa vie extérieure, comme il l’avait connue intérieurement par le cœur et l’esprit, quand elle était aux mains des hommes-chats, prisonnière dans la nuit des grottes de Corresanti. Pour une raison mystérieuse, elle ne pouvait établir de lien télépathique avec personne sur Ténébreuse, et leurs esprits étaient entrés en contact, un contact si profond que des années de vie commune n’auraient pas créé entre eux de liens plus forts. Avant qu’il eût jamais posé les yeux sur son corps charnel, il l’avait aimée, pour son courage devant l’adversité, pour ce qu’ils avaient enduré ensemble.
Maintenant, il l’aimait aussi pour sa personnalité extérieure : pour sa grâce, sa voix douce, son charme aérien et son humour. Elle arrivait même à plaisanter sur leur situation présente, ce qui était au-dessus des forces d’Andrew ! Il l’aimait pour sa gentillesse envers tous, depuis son père infirme et souvent irritable jusqu’aux jeunes servantes les plus maladroites.
Mais il ne s’attendait pas à trouver chez elle tant de difficulté à s’exprimer. Elle avait la repartie facile et spirituelle, mais elle ne pouvait guère parler de ce qui la touchait de près. Il avait espéré qu’ils parleraient librement des problèmes qu’ils affrontaient, de la nature de sa formation à la Tour, de la façon dont on lui avait appris à ne jamais réagir au moindre éveil sexuel. Mais elle restait muette sur ces sujets, et, dans les rares occasions où Andrew avait essayé d’en parler, elle avait détourné le visage, balbutié, puis s’était tue, les yeux pleins de larmes.
Cela devait réveiller en elle des souvenirs trop pénibles, et, de nouveau, il s’indignait de la barbarie avec laquelle on l’avait déformée. Il espérait qu’elle finirait par se sentir assez libre pour en parler ; rien d’autre, pensait-il, ne l’aiderait à se libérer de son conditionnement. Mais pour le moment, ne voulant pas la forcer à quoi que ce soit, même à parler contre sa volonté, il attendait.
Comme elle l’avait prévu, c’était difficile d’être si proche d’elle – et pourtant séparé. Dormir dans la même chambre – mais sans partager le même lit –, la voir si belle au matin, encore tiède et somnolente de sa nuit, la voir à demi-dévêtue, les cheveux sur les épaules – et n’oser la toucher que du bout des doigts ! Sa frustration prenait des formes étranges. Un jour qu’elle était dans son bain, incapable de résister à son impulsion, il avait pris sa chemise de nuit et y avait enfoui son visage, l’embrassant passionnément, respirant avec ivresse le parfum de son corps, honteux et penaud, comme s’il avait commis un acte d’une perversité inavouable. À son retour, il n’avait pas pu soutenir sa présence, sachant qu’ils étaient ouverts l’un à l’autre et qu’elle savait ce qu’il avait fait. Détournant les yeux, il était sorti en hâte, ne voulant pas voir sur son visage le mépris – ou la pitié – qu’il imaginait.
Il se demandait si elle aurait préféré qu’il dorme ailleurs, mais quand il lui posa la question, elle répondit timidement :
— Non, j’aime bien t’avoir près de moi.
Il finit par penser que cette intimité, bien qu’asexuée, était peut-être une étape nécessaire dans l’éveil de Callista.
Quarante jours après le mariage, les vents firent place à des neiges abondantes, et Andrew passa ses journées à préparer l’hivernage des chevaux et du bétail, amassant du fourrage dans les aires protégées, inspectant et approvisionnant les cabanes des gardiens dans les vallées hautes. Il restait parti pendant des jours, en selle du matin au soir, et passant ses nuits à la belle étoile ou dans les lointaines métairies faisant partie du vaste domaine.
C’est alors qu’il réalisa la sagesse de Dom Esteban, lorsqu’il avait imposé des noces publiques. Sur le moment, sachant qu’un mariage dans la plus stricte intimité aurait été légal, avec un ou deux témoins, il s’était indigné que son beau-père veuille une fête à tout prix. Mais cette soirée de plaisanteries et de chahut l’avait rapproché des campagnards : il n’était un étranger pour personne, mais le gendre de Dom Esteban, marié devant eux. Sinon, il aurait passé des années à se faire accepter comme l’un des leurs.
En s’éveillant un matin, il entendit le bruit de la neige contre les vitres et sut que la première tempête de l’hiver avait commencé. Pas question de monter à cheval aujourd’hui. Allongé dans son lit, il écouta le vent hurler autour des toits de la maison, repassant mentalement les dispositions prises pour le bétail. Les juments poulinières au pâturage sous les pics jumeaux – elles auraient assez de fourrage pour elles, amassé en des endroits protégés du vent, et il y avait un ruisseau qui ne gelait jamais complètement, lui avait dit le vieux dresseur – pourraient passer l’hiver. Il aurait dû séparer les jeunes étalons du troupeau, pour les empêcher de se battre – enfin, il était trop tard pour ça, maintenant.
La neige assombrissait le jour et une lumière grise entrait par les fenêtres. Pas de soleil aujourd’hui. Callista dormait encore dans son lit étroit, de l’autre côté de la chambre ; elle lui tournait le dos et il ne voyait que ses tresses sur l’oreiller. Comme elles étaient différentes, Ellemir et elle, Ellemir toujours levée dès l’aube, Callista dormant toujours jusqu’au milieu de la matinée. Bientôt, il entendrait Ellemir remuer dans l’autre appartement, mais il était encore trop tôt.
Callista cria dans son sommeil, cri de terreur et d’épouvante. Encore un cauchemar du temps où elle était prisonnière des hommes-chats ? En une enjambée, Andrew fut près d’elle, mais elle s’assit, soudain bien réveillée, regardant dans le vague, le visage consterné.
— Ellemir ! s’écria-t-elle. Il faut que j’aille la voir !
Sans accorder un regard ou un mot à Andrew, elle se leva, attrapa une robe de chambre, et courut à l’autre appartement.
Consterné, Andrew la regarda partir, pensant aux liens unissant les jumelles. Il percevait vaguement qu’elles étaient liées télépathiquement, mais même des jumelles respectent leur intimité respective. Si Callista avait perçu la détresse d’Ellemir, elle devait être bien profonde. Troublé, il se mit à s’habiller. Il laçait sa seconde botte quand il entendit Damon dans le salon de leur appartement. Il alla le rejoindre, et le sourire de son ami apaisa ses craintes.
— Tu as dû t’inquiéter de voir Callista sortir en courant. Je crois qu’Ellemir aussi a eu peur, mais elle était plus étonnée qu’autre chose. Bien des femmes échappent totalement à cela, et Ellemir est si solide… Mais je suppose que les hommes ne peuvent pas dire grand-chose dans ces cas-là.
Читать дальше