Callista avait une voix de chanteuse, qui, pour grêle qu’elle fût, portait sans effort jusqu’au fond de la salle.
— Moi, Callista d’Arilinn – et ses doigts se crispèrent sur ceux d’Andrew en prononçant pour la dernière fois le titre rituel – ayant renoncé à jamais à mon office sacré avec le consentement de ma Gardienne, prends cet homme, Ann’dra, pour époux. Je déclare de plus, continua-t-elle d’une voix tremblante, que si je lui donne des enfants, ils seront légitimes devant le clan et le conseil, la caste et l’héritage.
Elle ajouta, et Andrew trouva qu’il y avait un défi dans ses paroles :
— Que les Dieux en soient témoins, de même que les reliques sacrées de Hali.
À ce moment, il vit les yeux de Léonie fixés sur lui, qui lui parurent d’une insondable tristesse, mais il n’eut pas le temps de s’en demander la raison. Prenant les mains de Callista, il effleura légèrement ses lèvres des siennes. Elle ne se crispa pas à son contact, mais il savait qu’elle s’était armée en prévision de ce moment, qu’elle n’avait pas senti son baiser, et qu’elle était parvenue à le tolérer devant témoins uniquement parce qu’elle savait que le contraire aurait été scandaleux. Il souffrit de voir du désespoir dans ses yeux, mais elle lui sourit et murmura :
— Tes paroles étaient très belles, Andrew. Elles sont terriennes ?
Il hocha la tête mais n’eut pas le temps de s’expliquer davantage, car, comme Ellemir et Damon avant eux, ils furent emportés dans un tourbillon d’embrassades et de congratulations. Puis ils allèrent s’agenouiller tous les quatre devant Dom Esteban et Léonie, pour recevoir leur bénédiction.
Dès que les festivités commencèrent, il apparut clairement que les voisins étaient venus surtout pour rencontrer et juger les gendres de Dom Esteban. Bien sûr, tous connaissaient Damon de nom et de réputation : c’était un Ridenow de Serrais, officier dans la Garde. Mais Andrew fut agréablement surpris d’être immédiatement accepté, d’attirer si peu l’attention. Il soupçonnait – et sut plus tard qu’il avait raison – que tout ce que faisait un seigneur Comyn était admis sans questions.
On but beaucoup, et on l’attira bientôt dans la danse. Tout le monde dansait, et même l’austère Léonie fit quelques pas au bras du Seigneur Serrais. Il y eut des jeux turbulents. L’un d’eux, dans lequel Andrew se trouva entraîné, impliquait beaucoup de baisers et d’embrassades, selon des règles compliquées. En un moment d’accalmie, il exprima sa perplexité à Ellemir. Elle était rouge et excitée, et il la soupçonna d’avoir bu un peu trop de vin doux. Elle pouffa.
— Mais c’est un compliment envers Callista, que toutes les filles trouvent son mari désirable. De plus, du Solstice d’Hiver au Solstice d’Eté, elles ne voient aucun homme à part leurs pères et leurs frères ; tu es un nouveau visage, et par suite, intéressant pour elles.
Cela semblait raisonnable, mais quand vint son tour de jouer au jeu des baisers, avec des adolescentes éméchées, il se dit qu’il était trop vieux pour ce genre de réjouissances. D’ailleurs, il n’avait jamais beaucoup aimé boire, même parmi ses compatriotes dont il connaissait toutes les plaisanteries. Il chercha des yeux Callista, mais, par une règle tacite, il semblait qu’un mari ne dût pas danser avec sa femme. Chaque fois qu’il s’approchait d’elle, quelqu’un se précipitait pour les séparer.
Cela devint enfin si évident qu’il chercha Damon pour lui poser la question. Damon dit en riant :
— J’avais oublié que tu es étranger aux Montagnes de Kilghard, mon frère. Tu ne veux pas les priver de leur plaisir, non ? C’est un jeu aux mariages, de séparer le mari et la femme afin qu’ils ne s’esquivent pas pour consommer leur union en privé, avant d’être mis au lit publiquement, avec les plaisanteries traditionnelles.
Andrew se demanda ce qui l’attendait !
Damon perçut sa pensée et dit :
— Si les mariages avaient été célébrés à Thendara – là-bas, ils sont plus civilisés, plus sophistiqués. Mais ici, ils sont restés près de la nature et observent les coutumes campagnardes. Personnellement, ça ne me dérange pas, j’ai été élevé ici. À mon âge, on me taquinera un peu plus – la plupart des hommes se marient à l’âge de Domenic. Ellemir a grandi ici, elle aussi, et elle a si souvent taquiné la mariée qu’elle s’amusera autant que les autres, je suppose. Mais je voudrais pouvoir épargner cette épreuve à Callista. Toute sa vie, elle a été… protégée. Et une Gardienne qui renonce à sa charge s’expose aux plaisanteries les plus douteuses. J’ai peur qu’on ne lui prépare quelque chose de vraiment dur.
Andrew regarda Ellemir, qui, rouge et excitée, riait au milieu d’un cercle de jeunes filles. Callista aussi était très entourée, mais elle avait l’air perdue et misérable. Toutefois, alors que bien des femmes pouffaient et s’esclaffaient bruyamment, bon nombre, surtout parmi les plus jeunes, étaient comme Callista, rougissantes et timides.
— Bois donc, Andrew ! dit Domenic, lui mettant un verre dans la main. Tu ne peux pas rester à jeun à un mariage : ce n’est pas convenable. Et toi, si tu n’es pas ivre, tu pourrais malmener ta femme dans ton impatience n’est-ce pas, Damon ?
Il ajouta une plaisanterie où il était question de clair de lune, qu’Andrew ne comprit pas mais qui provoqua chez Damon un rire embarrassé. Domenic reprit l’offensive :
— Je vois que tu voudrais avoir un conseil d’Andrew sur la suite de la soirée. Dis-moi, Andrew, ton peuple a-t-il aussi des machines pour ça ? Non ?
Il mima un soulagement excessif et poursuivit :
— C’est quelque chose ! J’avais peur d’avoir à organiser une démonstration spéciale !
Dezi fixait Damon, attentif et concentré. Le jeune homme était-il déjà saoul ?
— Je te félicite d’avoir déclaré ton intention de légitimer tes fils, dit Dezi. Mais est-ce vrai ? À ton âge, ne viens pas me dire que tu n’as aucun fils, Damon !
Damon répondit avec un sourire accommodant, car un mariage n’est pas le lieu de s’offenser d’une question indiscrète :
— Je ne suis ni moine ni ombredin , Dezi. Je suppose donc qu’il n’est pas impossible que j’aie engendré des fils, mais si c’est le cas, leurs mères ont négligé de m’en informer. Pourtant, j’aurais accueilli un fils avec joie, bâtard ou non.
Brusquement, son esprit entra en contact avec celui de Dezi ; déjà saoul, le jeune homme avait oublié de se fermer, et dans le flot d’amertume qu’il perçut, Damon comprit pour la première fois la raison de la rancœur de Dezi.
Il se croyait le fils, jamais reconnu, de Dom Esteban.
Mais Esteban aurait-il été capable de faire cela à un de ses fils, légitime ou non ? se demanda Damon. Après tout, Dezi avait le laran.
Plus tard, il s’en ouvrit à Domenic qui dit :
— Je ne le crois pas. Mon père est un homme juste. Il a reconnu les fils nedesto qu’il a eus de Larissa d’Asturien et il les a établis. Il a été aussi bon envers Dezi qu’envers tous nos parents, mais si Dezi était son fils, il l’aurait déclaré.
— Il l’a envoyé à Arilinn, objecta Damon, et tu sais que seuls peuvent y aller les individus de pur sang Comyn. Ce n’est pas pareil pour les autres Tours, mais Arilinn…
Domenic hésita.
— Je ne veux pas discuter des agissements de mon père derrière son dos, dit-il enfin d’une voix ferme. Viens, allons le lui demander.
— Crois-tu que ce soit le moment ?
— Un mariage, c’est parfait pour régler une question de légitimité, dit fermement Domenic.
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