— Donc, elle n’est pas gravement malade ?
— Si c’est le cas, cela se guérira de soi-même en son temps, dit Damon en riant, avant de reprendre rapidement son sérieux. Bien sûr, elle se sent très mal pour l’instant, la pauvre, mais Ferrika dit que ça passera dans deux ou trois semaines. Alors, je l’ai laissée aux soins de Ferrika et de Callista. Un homme ne peut pas faire grand-chose pour elle, pour l’instant.
Andrew, sachant que Ferrika était la sage-femme du domaine, devina immédiatement la nature de l’indisposition.
— Est-il traditionnel et convenable de présenter des congratulations ?
— Parfaitement convenable, dit Damon avec un sourire lumineux. Mais plus traditionnel de les présenter à Ellemir. Descendons annoncer à Dom Esteban qu’il sera grand-père peu après le Solstice d’Eté.
Dom Esteban fut ravi de la nouvelle, et Dezi remarqua avec un sourire malicieux :
— Je vois que tu n’es que trop anxieux de produire ton premier fils dans les temps ! Te sens-tu tellement lié par le calendrier de Domenic, mon cousin ?
Un instant, Andrew pensa que Damon allait lui jeter sa tasse au visage, mais il se domina.
— Non, j’espérais plutôt qu’Ellemir serait libre de cette charge pendant un an ou deux. Ce n’est pas comme si j’étais héritier d’un Domaine, et dans l’obligation d’avoir un successeur. Mais elle voulait un enfant immédiatement, et c’était à elle de choisir.
— Ça lui ressemble bien, dit Dezi, abandonnant toute malice et souriant de bon cœur. Dès qu’il naît un bébé sur le domaine, il faut qu’elle le cajole avant qu’il ait dix jours. J’irai la congratuler quand elle se sentira mieux.
Callista entra dans la pièce, et Dom Esteban lui demanda :
— Comment va-t-elle, Callista ?
— Elle dort, dit Callista. Ferrika lui a conseillé de rester couchée aussi tard que possible le matin tant qu’elle aura des malaises, mais elle descendra après midi.
Elle s’assit près d’Andrew, mais évita son regard, et il se demanda si la grossesse d’Ellemir l’attristait. Pour la première fois, il se dit que Callista désirait peut-être un enfant ; c’était le cas pour certaines femmes, mais pour sa part, il n’y avait jamais beaucoup pensé.
La tempête fit rage pendant plus de dix jours, avec alternance de neiges abondantes et de vents violents qui amassaient la neige en profondes congères. Tout travail s’arrêta sur le domaine. Empruntant des tunnels souterrains, les domestiques s’occupaient des chevaux de selle et des vaches de la laiterie, mais à part ça, ils n’avaient rien à faire.
Sans Ellemir s’affairant dès le point du jour, Armida semblait bien calme. Damon, réduit à l’oisiveté par la tempête, passait près d’elle le plus clair de son temps. Habitué à son exubérance, il était troublé de la voir rester dans son lit jusqu’au milieu de la matinée, pâle et sans forces, refusant toute nourriture. Il s’inquiétait, mais Ferrika riait de son trouble, disant que tous les jeunes maris étaient ainsi à la première grossesse de leur femme. Ferrika était la sage-femme d’Armida, en charge de toutes les naissances des villages avoisinants. C’était une immense responsabilité, d’autant plus qu’elle était jeune et n’avait remplacé sa mère que depuis un an. Elle était calme, ferme, ronde, petite et blonde, et, parce qu’elle se savait jeune pour ce poste, elle cachait ses cheveux sous un fichu et s’habillait sobrement pour paraître plus âgée.
Callista faisait de son mieux, mais sans les mains efficaces d’Ellemir à la barre, la maison périclitait.
Dom Esteban se plaignait de ne plus avoir de pain mangeable, bien qu’il y eût une douzaine de filles de cuisine. Damon soupçonnait que, tout simplement, la joyeuse compagnie d’Ellemir lui manquait. Il était morne et irritable, gâchant la vie de Dezi. Callista se consacrait à son père, lui chantant des ballades en s’accompagnant à la harpe, jouant aux cartes et autres jeux avec lui, restant des heures près de lui, son ouvrage sur les genoux, à écouter patiemment les interminables récits de ses campagnes et des batailles passées, au temps où il était Commandant de la Garde.
Un matin, descendant assez tard, Damon trouva un groupe de paysans qui, par temps meilleur, travaillaient aux champs et aux pâturages. Dom Esteban, dans son fauteuil, parlait à trois d’entre eux, encore couverts de neige, et enveloppés de leurs gros vêtements d’hiver. On leur avait coupé leurs bottes, et Ferrika, à genoux devant eux, leur examinait les pieds et les mains. Son jeune visage paraissait troublé, et c’est avec soulagement qu’elle vit Damon approcher.
— Seigneur Damon, vous avez été officier sanitaire à la Garde de Thendara. Venez voir !
Troublé par le ton, Damon se pencha sur le pied qu’elle tenait, et s’exclama :
— Mais qu’est-ce qui t’est arrivé, mon ami ?
Le paysan, grand, sale, aux longs cheveux emmêlés encadrant des joues rouges et déchirées, répondit dans le rugueux dialecte de la montagne :
— Nous avons été bloqués par la tempête pendant neuf jours, Dom , dans l’abri de la corniche nord. Mais le vent a arraché une cloison et on ne pouvait plus sécher nos vêtements et nos bottes. On mourait de faim, car on n’avait de provisions que pour trois jours, alors, à la première accalmie, on a pensé qu’il valait mieux essayer de gagner le château ou un village. Mais il y a eu une avalanche sous le pic, et on a passé trois nuits sur les corniches. Le vieux Reino est mort de froid, et on a dû l’enterrer dans la neige, jusqu’au dégel, en marquant l’emplacement par un cairn. Darrill a dû me porter jusqu’ici – d’un geste stoïque, il montra son pied gelé dans la main de Ferrika.
— Je ne peux pas marcher, mais je ne suis pas si estropié que Raimon ou Piedro, là-bas.
Damon secoua la tête, consterné.
— Je vais faire ce que je pourrai, mon garçon, mais je ne promets rien. Ils sont tous aussi gravement atteints, Ferrika ?
Elle secoua la tête.
— Certains sont à peine touchés. Et d’autres, comme vous voyez, sont dans un état encore plus préoccupant, dit-elle en montrant un homme dont les bottes coupées révélaient des chairs noires et sanguinolentes.
Ils étaient quatorze en tout. Damon les examina rapidement, séparant des autres ceux qui ne souffraient que de gelures aux pieds, aux mains et aux joues. Andrew aidait les domestiques à leur servir des boissons chaudes et de la soupe.
— Ne leur donnez ni vin ni alcools forts, commanda Damon, tant que je n’en saurai pas plus sur leur état.
Montrant les hommes les moins atteints, il dit aux vieux Rhodri, le majordome :
— Emmène-les dans le hall inférieur. Rassemble les servantes, et lavez-leur les pieds à l’eau chaude et au savon. Au fait, ajouta-t-il, se tournant vers Ferrika, tu as de l’extrait d’aubépine blanche ?
— Il y en a au laboratoire, Seigneur Damon. Je vais demander à Dame Callista.
— Faites-leur-en des cataplasmes, puis pommadez abondamment avant de panser leurs pieds. Tenez-les bien au chaud, et donnez-leur autant de soupe et de thé qu’ils voudront, mais aucun alcool d’aucune sorte.
Andrew intervint :
— Dès que les chemins seront praticables, il faudra envoyer quelqu’un porter des nouvelles à leurs familles.
Damon hocha la tête, réalisant qu’il aurait dû y penser tout de suite.
— Alors, tu t’en charges, mon frère ? Moi, je vais m’occuper des blessés.
Tandis que Rhodri et les servantes aidaient les moins touchés à gagner le hall inférieur, il ramena son attention sur les grands blessés.
— Qu’est-ce que tu leur as fait, Ferrika ?
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