— Ferrika m’apprend que beaucoup d’hommes ont eu les pieds gelés. Dois-je venir aider à les entourer de bouillottes ?
— Tu peux faire mieux, dit Damon, portant machinalement la main à sa matrice. Je vais être obligé de pratiquer la régénération des cellules sur les plus atteints. Sinon, nous devrons amputer des douzaines de doigts et d’orteils ou pire, Ferrika et moi. Mais je ne peux pas le faire seul ; il faudra que tu monitores pour moi.
— Bien sûr, dit-elle, portant automatiquement les mains à la matrice suspendue à son cou.
Elle replaçait déjà les pots sur leurs étagères, quand elle s’interrompit, et se retourna, le regard paniqué.
— Damon, c’est impossible !
Elle s’était figée sur le seuil, tendue, une partie d’elle-même prête à l’action, l’autre paralysée par la situation.
— Je suis relevée de mon serment ! Je suis interdite !
Il la regarda, consterné. Si Ellemir, qui n’avait jamais vécu dans une Tour et en savait à peine plus qu’une roturière, avait énoncé cette vieille superstition, il aurait compris ; mais Callista, qui avait été Gardienne ?
— Breda, dit-il avec douceur, lui effleurant légèrement la manche selon la coutume d’Arilinn, je ne te demande pas un travail de Gardienne. Je sais que tu n’entreras jamais plus dans les grands relais et les anneaux énergon – cette tâche est réservée à ceux qui vivent à part, protégeant leurs pouvoirs par la réclusion. Je te demande simplement de monitorer, tâche dont peut s’acquitter n’importe quelle femme qui ne vit pas selon les lois des Gardiennes. Je pourrais le demander à Ellemir, mais elle est enceinte et ce ne serait pas prudent. Tu sais certainement que tu n’as pas perdu cette faculté ; tu ne la perdras jamais.
Elle secoua la tête avec entêtement.
— Je ne peux pas, Damon. Tu sais que tout travail de ce genre risque de renforcer les vieilles habitudes, les vieux conditionnements que je dois perdre.
Elle le regardait, immobile, belle, fière et furieuse, et Damon maudit intérieurement les vieux tabous qu’on lui avait enseignés. Comment pouvait-elle croire ces sottises ?
— Réalises-tu ce qui est en jeu, Callista ? dit-il avec colère. Réalises-tu les souffrances auxquelles tu condamnes ces hommes ?
— Je ne suis pas la seule télépathe d’Armida ! lui lança-t-elle. J’ai donné des années de ma vie à ce travail ; maintenant, c’est terminé. J’aurais cru que toi, au moins, tu le comprendrais !
— Comprendre ! dit Damon, avec rage et frustration. Je comprends que tu es égoïste ! Vas-tu passer le reste de ta vie à compter les trous dans les serviettes et à préparer des épices pour la cuisine ? Toi, qui étais Callista d’Arilinn ?
— Tais-toi ! s’écria-t-elle, le visage creusé de douleur, reculant comme s’il l’avait frappée. Pourquoi me tourmentes-tu, Damon ? Mon choix est fait, et je ne peux plus revenir en arrière, même si je le voulais. Pour le meilleur ou pour le pire, j’ai fait mon choix. Crois-tu…
Sa voix se brisa, et elle détourna son visage pour cacher ses larmes.
— Crois-tu que je ne me sois pas demandé, et souvent, Callista, ce que tu as fait ?
Avec un gémissement de désespoir, elle enfouit son visage dans ses mains. Elle ne pouvait plus parler, plus même relever la tête, le corps secoué de sanglots convulsifs, déchirée d’un terrible chagrin. Damon sentit ce désespoir qui menaçait de la terrasser, et qu’elle ne tenait en respect qu’au prix d’un effort désespéré :
Toi et Ellemir vous êtes heureux, elle porte déjà ton enfant. Andrew et moi, Andrew et moi… je n’ai même pas encore été capable de l’embrasser, il ne m’a jamais tenue dans ses bras, je n’ai jamais connu son amour…
Damon se retourna et sortit brusquement, poursuivi par le bruit de ses sanglots. La distance entre eux n’y changeait rien ; le chagrin de Callista était là, avec lui, en lui. Déchiré, torturé par la souffrance de Callista, il luttait pour relever ses barrières mentales, pour se couper de son angoisse. Damon était un Ridenow, en empathie avec Callista, et ses émotions l’atteignaient si profondément qu’un instant, aveuglé par la force de sa douleur, il tituba dans le couloir, ne sachant plus où il était, où il allait.
Bienheureuse Cassilda, pensa-t-il, je savais que Callista était malheureuse, mais je ne savais pas à quel point… Les tabous entourant une Gardienne sont puissants, et elle entend depuis son enfance les histoires sur les châtiments encourus par une Gardienne qui rompt son serment… Je ne peux pas, je ne peux pas lui demander quoi que ce soit qui prolongerait ses souffrances ne serait-ce que d’un seul jour…
Au bout d’un certain temps, il réussit à couper le contact, à rentrer un peu en lui-même – ou bien Callista était-elle parvenue à se dominer ? –, espérant contre tout espoir que son angoisse n’avait pas atteint Ellemir. Puis il se mit à réfléchir à ses alternatives. Andrew ? Le Terrien n’était pas entraîné, mais il possédait un ton télépathique puissant. Et Dezi – même si on l’avait renvoyé d’Arilinn au bout d’une ou deux saisons, il devait connaître les techniques de base.
Ellemir était descendue, et, dans le hall inférieur, elle aidait Dezi à laver et panser les pieds des hommes les moins atteints. Les blessés gémissaient et criaient de douleur quand la circulation se rétablissait dans leurs membres gelés, mais, tout en sachant qu’ils souffraient beaucoup, Damon savait aussi que leur état n’était pas très grave.
L’un d’eux le regarda, le visage crispé de douleur, et supplia :
— On ne pourrait pas nous donner un verre d’alcool, Seigneur Damon ? Ça ne nous ferait sans doute pas de bien aux pieds, mais ça émousserait la douleur !
— Désolé, dit Damon avec regret. Vous pouvez manger de la soupe à volonté, mais pas de vin ou d’alcools forts ; c’est très mauvais pour la circulation. Dans un moment, Ferrika vous donnera quelque chose pour soulager la douleur et vous faire dormir.
Mais il en faudrait bien davantage pour soulager les autres, qui avaient les pieds gelés.
— Il faut que je retourne près de vos camarades, reprit-il. Les plus touchés. Dezi…
Le jeune rouquin leva les yeux et Damon poursuivit :
— Quand tu en auras fini avec ces hommes, viens me rejoindre, veux-tu ?
Dezi hocha la tête, puis, penché sur un blessé, se remit à lui enduire les pieds d’une pommade à l’odeur puissante, avant de les bander. Damon remarqua qu’il était très habile de ses mains et qu’il travaillait avec rapidité et dextérité. Puis il s’arrêta près d’Ellemir qui enroulait des bandages autour des doigts gelés d’un blessé, et dit :
— Attention de ne pas trop te fatiguer, ma chérie.
Elle eut un sourire joyeux.
— Oh, je n’ai mes malaises que le matin. Plus tard dans la journée, je me sens très bien ! Damon, pourras-tu faire quelque chose pour ces malheureux ? Darrill, Piedro et Raimon étaient nos compagnons de jeux dans notre enfance, et Raimon est le frère de lait de Domenic.
— Je ne le savais pas, dit Damon, profondément ému. Je ferai ce que je pourrai pour eux, mon amour.
Il rejoignit Ferrika auprès des grands blessés, et l’aida à administrer bains de pieds et cataplasmes, à exécuter les pansements, à distribuer les analgésiques qui supprimeraient ou atténueraient leurs douleurs. Mais ce n’était qu’un début, il le savait. Sans autre aide que celle de Ferrika et de ses simples, ils mourraient ou resteraient infirmes. Dans le meilleur des cas, ils perdraient des doigts et des orteils, et garderaient le lit des mois durant.
Callista avait recouvré son sang-froid, et aidait Ferrika à mettre des bouillottes aux blessés. Rétablir la circulation était le meilleur moyen de sauver leurs pieds, et s’ils retrouvaient une partie de la sensibilité de leurs membres, ce serait déjà une victoire. Damon la considéra avec tristesse, sans avoir le courage de la blâmer. Lui-même trouvait difficile de surmonter son inquiétude à l’idée de se remettre au travail des matrices.
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