J’entends d’ici votre argumentation, Qval Frana : « Les désirs ne peuvent pas être les fruits du présent puisqu’ils naissent d’un instinct, d’un conditionnement, donc du passé. La vacuité est la seule parole de l’instant, le seul commandement de l’ordre invisible éternel… » À cela je répondrai que l’enseignement, comme un gardien trop zélé, nous empêche parfois de percevoir d’autres chants et finit par nous égarer, nous éloigner du but. D’ailleurs, fixer et poursuivre un but me paraît déjà une aberration, une injure faite au présent.
Je ne cherche pas à vous provoquer en vous entretenant de mes tribulations de femme – tribulations femelles serait un terme plus approprié –, vénérée Qval, mais mon histoire va tôt ou tard se confondre avec le sujet qui nous intéresse : les protecteurs des sentiers. Votre initiative de m’envoyer dans le monde pour essayer d’en savoir davantage sur leur compte était vouée à l’échec. D’abord parce que je n’étais qu’une créature désemparée, vulnérable hors de l’enceinte protectrice du conventuel, ensuite parce que le secret dont ils s’entourent ne m’a pas permis d’en apprendre davantage que ce qu’en connaissent déjà les permanents des domaines, les errants et nos sœurs séculières.
La rumeur veut que les protecteurs des sentiers aient été fondés pour traquer et éliminer les lignées maudites. Eux seuls, d’ailleurs, semblent savoir ce que recouvre la notion de « lignée maudite », car, ayant interrogé un grand nombre d’hommes et de femmes à ce sujet, j’ai reçu des réponses variées, confuses, parfois diamétralement opposées. L’influence des protecteurs des sentiers s’exerce sur les domaines de Cent-Sources, les plus anciens. Ils ont fondé un culte exclusif, fanatique, au lakcha Maran qui obscurcit peu à peu les autres chemins. Ils se mêlent de tout, y compris (surtout) de ce qui ne les regarde pas. À Cent-Sources, il est difficile à une femme de créer son mathelle sans leur approbation. Certes ils ne s’y opposent pas officiellement, pas encore, mais ils s’ingénient à rendre la tâche impossible à celles qui ont eu l’audace de dédaigner leur consentement : fournies irrégulièrement en viande et en peaux, elles rencontrent les pires difficultés à recruter des journaliers pour les travaux saisonniers, moissons et cueillettes principalement, il n’est pas rare que des incendies détruisent leurs bâtiments et leurs récoltes, que leurs sources soient détournées, bref, elles sont isolées et harcelées jusqu’à ce qu’elles n’aient plus d’autre choix que d’abandonner leur mathelle, devenu improductif, et de grossir les rangs des ventresecs.
Andemeur me conseille justement de consulter les protecteurs des sentiers avant de fonder mon domaine. Il s’agit, selon lui, d’une formalité qui me simplifiera considérablement la tâche. Une formalité, vraiment ? Je n’en sais rien, mais je vais me ranger à l’opinion de mon futur constant. Face à ces « couilles-à-masques » (joli surnom dont les affublent les reines des domaines), je pourrai peut-être me forger une opinion plus précise. Et j’en appellerai à toutes ces années consacrées à l’enseignement, vénérée Qval, je m’efforcerai de m’immerger tout entière dans la vigilance du présent, de capter l’indicible dans leurs voix, dans leurs gestes, dans leurs silences. Si de cette rencontre se dégagent des éléments susceptibles d’étoffer ce rapport, soyez certaine que je vous les communiquerai, en souvenir – que Qval Djema veuille bien me pardonner… – de notre vieille complicité de djemales. Car, quoi qu’il arrive, je vous garde une très bonne place dans mon cœur.
Adore l’instant, il n’est pas d’autre dieu.
Votre ancienne disciple Merilliam.
Alma fixa les volutes de vapeur qui montaient entrelacées du grand bassin et estompaient les parois et la voûte de la grotte. L’eau jaillissait des entrailles de la terre à une température proche de l’ébullition. Frémissements, bulles, geysers agitaient la surface dans un grondement sourd et permanent. L’âpre odeur de soufre évoquait la puanteur des œufs que certaines sœurs négligentes laissaient pourrir dans l’enclos des nanziers.
Une émotion profonde s’empara d’Alma, puis se retira en abandonnant sur sa peau le frissonnement las de la déception : c’était donc dans cette grotte que, six ou sept siècles plus tôt, avait disparu Qval Djema, la fondatrice de l’ordre, la fille du grand Ab et de la divine Ellula, la première à plonger dans l’eau bouillante de la cuve, la première à se fondre dans l’éternité du Qval. Alma avait imaginé un décor autrement prestigieux pour le départ de celle qui avait défriché le chemin de la connaissance, le quatrième dans l’ordre des croyances populaires, le seul digne d’être parcouru dans l’esprit des djemales. L’endroit était sombre, voire sinistre avec ses stalactites tronquées, son haleine brûlante, nauséabonde, ses rochers déchiquetés, luisants, dressés tout autour du bassin comme des crocs menaçants. Il avait même quelque chose de l’antre des chanes, les démons de l’au-delà, d’un creuset infernal, d’une purulence planétaire.
« L’imagination n’est qu’une fenêtre ouverte sur le temps, elle est comme ces fleurs somptueuses dont le parfum vous enivre pour mieux vous empoisonner, une séductrice qui vous égare dans la forêt des illusions. »
Alma n’avait jamais tenu compte de ce précepte pourtant martelé dix fois par jour par ses instructrices durant ses deux années de noviciat. Elle avait trompé l’ennui et la souffrance des interminables séances d’éveil par des rêveries qui s’organisaient en histoires palpitantes, se peuplaient de personnages et de décors fabuleux. Elle n’avait pas trouvé de meilleure méthode pour oublier les crampes, les douleurs aiguës des muscles, des tendons et des os soumis pendant des heures à l’inconfort de la porte-du-présent, la posture de base des djemales – accroupie, le dos droit, les coudes collés aux flancs, les mains posées à plat sur les cuisses écartées, les fesses frôlant les talons, le poids du corps reposant entièrement sur la plante des pieds et les orteils. Sans ces tricheries répétées, elle se serait maintes fois écroulée sur la terre battue de la salle d’éveil et ne serait jamais allée au terme de son noviciat. Or son orgueil lui interdisait de retourner au domaine familial, d’affronter le mépris et le courroux de sa mère, Zmera, qui, sans lui demander son avis, l’avait expédiée un beau matin à Chaudeterre, le conventuel des djemales.
Alma était consciente du double intérêt qui avait sous-tendu la décision de sa mère : reine de l’un des mathelles les plus importants de Cent-Sources, Zmera pensait ainsi s’attirer les faveurs des recluses de Chaudeterre qui, bénéficiant d’un soutien populaire toujours aussi fervent, seraient bientôt – étaient déjà… – le seul contrepoids à l’influence grandissante des protecteurs de sentiers ; elle profitait de l’occasion pour se débarrasser de sa cinquième fille, aussi blonde, chétive et mal fichue que les quatre autres étaient brunes, robustes et bien bâties. Alma ne tenait pas non plus à croiser les regards ironiques ou apitoyés de ses frères, des deux constants de sa mère et de tous les autres permanents du domaine. C’étaient de bien mauvaises raisons, des remous dérisoires dans le flot infini du présent, mais elles seules l’avaient aidée à supporter la solitude brûlante ou glaciale de sa cellule du conventuel. Puisque sa mère l’avait reniée, puisque sa famille l’avait rejetée, puisque les garçons l’avaient négligée, elle devait au moins leur prouver, se prouver à elle-même, qu’elle pouvait se ménager une place importante dans l’ordre des djemales, non pas chez les séculières, ces sœurs qui allaient de domaine en domaine afin d’y semer des graines d’un savoir estompé, mais chez les recluses, ces créatures mystérieuses que les saisonniers et les errants ventresecs paraient de toutes les vertus, de tous les pouvoirs.
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