« Lobzi… »
Il lui fallut un peu de temps pour retrouver le visage de sa mère au milieu de ses brumes de colère. Elle n’avait plus de visage d’ailleurs, elle l’avait remplacé par un masque de souffrance qu’il ne lui connaissait pas, aussi sinistre que la mousse, un ensemble de traits creusés, comme évidés par une lame de corne, qui la faisaient paraître trente ou quarante ans plus vieille et dure que son âge. Les déchirures de sa robe dévoilaient pourtant un corps jeune, plein, hâlé. Bien que courtisée par un grand nombre de volages, elle n’avait eu qu’un seul enfant et n’avait jamais pu prétendre à fonder son propre mathelle. Les cordelettes avaient imprimé des cercles violacés sur ses poignets et ses chevilles.
« Je ne t’ai jamais dit… »
Elle s’interrompit pour prendre une longue inspiration. Les protecteurs des sentiers l’avaient frappée avant de la traîner sur l’Ellab. Les pointes des bottes et des bâtons avaient imprimé des marques rougeâtres sur ses épaules, son ventre et ses jambes.
« Nous sommes les derniers descendants d’une lignée maudite, reprit-elle d’une voix hachée par la souffrance. Elle aurait dû s’éteindre bien avant, mais les chanes n’ont pas voulu de mon père, ton grand-père… Il avait tout juste deux mois… Il a survécu, personne ne sait comment… Pour son malheur… Pour notre malheur… »
Secouée par une crise de larmes, elle heurta à plusieurs reprises le sol de l’arrière du crâne et souleva un petit nuage de brindilles et de poussière qui estompa en partie ses traits et renforça, par contraste, l’éclat tragique de ses yeux. Lobzal aurait voulu voler à son secours, mais les liens le maintenaient prisonnier du tronc de l’arbuste. Les protecteurs des sentiers s’y entendaient pour faire des nœuds solides.
Ils s’y entendaient, d’ailleurs, pour ligoter tous les aspects de la vie. Dans le secteur de Cent-Sources, un adolescent ne pouvait s’engager sur l’un des sept sentiers d’évolution sans recevoir leur agrément, une jeune mère ne pouvait fonder son mathelle sans obtenir leur aval, ils arbitraient la plupart des conflits liés aux ressources, les controverses portant sur les légendes de l’Estérion, ils se proclamaient les gardiens de l’ordre, de la loi, ils exécutaient les sentences qu’ils ne laissaient à personne d’autre le soin de prononcer. Le tout à l’abri d’un anonymat confortable. Dissimulés sous d’amples capuchons et des masques d’écorce, ils employaient un langage gestuel qu’ils étaient les seuls à comprendre. Lorsqu’il leur fallait s’adresser aux autres, rendre leur verdict par exemple ou promulguer une loi, ils utilisaient un système qui déformait leur voix et rendait toute identification impossible. On savait seulement, à leur stature, à leur silhouette, qu’ils ne comptaient que des hommes dans leurs rangs. Le vieillard croisé le matin sur une piste, le constant transi d’amour pour une mathelle, le volage qui butinait de femme en femme, le chasseur livrant les quartiers et les peaux de yonk, le potier, le tanneur, l’écorneur, le tisserand, le céréalier, le cueilleur, ils pouvaient tous appartenir au corps secret des protecteurs des sentiers.
Ils s’étaient introduits en pleine nuit dans la pièce où Lobzal dormait en compagnie des autres enfants du domaine. Le fracas de la porte l’avait réveillé en sursaut. Il avait vu fondre sur lui une nuée de masques à demi éclairés par les flammes dansantes des torches. Une impression tellement saisissante qu’il s’était cru pendant quelques instants entraîné dans un nouveau cauchemar. Ils l’avaient transporté, suspendu par les bras et les jambes comme un yonk dépecé, dans le silo où ils avaient enfermé sa mère. Ils l’avaient jeté sans ménagement sur des sacs de grain de manne puis, après avoir tiré le lourd portail de bois, ils s’étaient lancés dans d’interminables palabres gestuelles. Deux solarines, des pierres transparentes qui accumulaient la lumière du jour pour la restituer pendant une partie de la nuit, avaient enflammé des tisons de mépris et de haine dans les fentes oculaires de leurs masques.
Lobzal n’avait pas compris pourquoi ils les avaient condamnés, sa mère et lui, à être livrés aux umbres. Ils n’avaient commis aucun délit ni contrevenu à l’intérêt des domaines. En tant qu’intendante du mathelle de Jasa, sa mère avait fourni sa part de travail sans jamais rechigner ni se plaindre. Aucun litige ne l’avait opposée aux volages admis dans sa chambre : ils ne manquaient jamais de revenir la solliciter, preuve qu’elle leur donnait tout l’amour qu’ils attendaient, preuve qu’elle était mûre pour prendre ses responsabilités de mathelle, recevoir son propre domaine, s’attacher un ou deux constants. Lobzal s’était demandé si la faute ne venait pas de lui mais, il avait eu beau s’examiner avec toute l’honnêteté dont il était capable, il n’avait pas déterré dans ses souvenirs un forfait susceptible de motiver une telle sentence – on ne pouvait pas considérer les larcins de fruits et autres bêtises de gosse comme des fautes graves.
« Une lignée maudite… » répéta sa mère.
Des larmes coulaient en silence de ses yeux mi-clos, creusaient des sillons rectilignes sur ses tempes poussiéreuses avant de se perdre dans la masse de ses cheveux.
Des points sombres se détachaient à présent de la mosaïque étincelante du ciel : les umbres, une dizaine, flottant avec la légèreté de bulles de pollen au-dessus de la plaine teintée de rose par les rayons rasants de Jael. Ils ne battaient pas des ailes comme les autres volants du nouveau monde, tout simplement parce qu’ils n’en avaient pas. Bien que trois ou quatre fois plus volumineux que les yonks, ils se maintenaient en l’air sans effort apparent, sans autre mouvement qu’une faible oscillation de leur court appendice caudal qui ne ressemblait ni à un cartilage ni à une queue. On ne leur distinguait pas d’yeux, ni de museau ni de gueule, seulement une sorte d’avancée triangulaire qui, parce qu’elle était placée à l’avant comme la pointe d’une lance ou d’une flèche, faisait office de tête. Le gris anthracite de leur robe lisse n’accrochait aucun reflet, comme s’il absorbait la lumière. Ils exerçaient sur les habitants des mathelles une fascination qui avait condamné un certain nombre d’entre eux à finir dans leur estomac – on pouvait raisonnablement supposer que, s’ils éprouvaient ainsi le besoin de s’alimenter, ils étaient équipés d’un système digestif, donc d’un estomac. Malheur à l’imprudent hypnotisé par leurs arabesques paresseuses et abusé par leur lenteur apparente : une masse sombre fondait sur lui à une vitesse effarante, ne lui laissait pas le temps de gagner un refuge, le recouvrait tout entier comme un nuage d’encre de nagrale puis le happait on ne savait de quelle façon ni par quel orifice.
« Je regrette, Lobzi… Je regrette tellement… »
Qu’est-ce que tu regrettes, mam’ ? demanda Lobzal. De m’avoir mis au monde ? Et d’abord, une lignée maudite, qu’est-ce que ça veut dire ?
Il s’aperçut quelques instants plus tard qu’elle ne pouvait pas lui fournir de réponse parce que lui-même n’avait pas trouvé la force de formuler les questions. Il n’entendait plus le fredonnement de la brise, ni les friselis des herbes sur les pentes de la colline, ni les grattements familiers des petits animaux qui hantaient la plaine – de vrais fantômes d’animaux, qu’on ne voyait jamais mais dont on ressentait la présence. Aucun autre bruit que les sanglots étouffés de sa mère.
Les umbres approchaient, portés par des courants aériens qu’ils étaient les seuls à capter. Lobzal discernait leur « tête » triangulaire, leur « queue » courte et ondulante, leur « corps » légèrement renflé en son milieu. Les plus grands atteignaient sans doute une longueur de cinq hommes pour une largeur de deux. Ils survolaient des collines lointaines dont les courbes fuyantes et mordorées brisaient la monotonie de la plaine. Ils s’entouraient d’un silence qui semblait provenir d’un au-delà de vide et de froid.
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