« Lobzi… »
Sa mère ne pleurait pas sur elle-même mais sur lui, sur le fruit de son ventre, sur la chair de sa chair, sur cet enfant de huit ans qu’elle n’avait pas su conduire à l’âge d’homme.
« Ne t’inquiète pas, maman, dit-il d’une voix aussi ferme que possible. Je n’ai pas peur d’aller avec toi sur le chemin des chanes. »
C’était faux, bien entendu : les histoires horribles qui couraient sur les chanes, les démons, les amayas l’avaient suffoqué de terreur. Jamais il ne se serait couché sans jeter un coup d’œil sous son lit, jamais il ne se serait aventuré seul dans une pièce sombre ou dans un bosquet. Son univers se peuplait d’êtres invisibles et malveillants qui guettaient le moindre de ses faux pas pour se saisir de lui et le précipiter dans une désespérance éternelle. Il n’avait pas commis de faux pas pourtant, ou il n’en avait pas l’impression, mais les protecteurs des sentiers en avaient décidé autrement, comme si, quoi qu’il fasse, son existence était programmée pour s’arrêter à l’aube de ses huit ans. Il tira une dernière fois sur ses liens, conscient de l’inutilité de ses efforts. Les branches ployèrent, craquèrent, les feuilles jaunes ou brunes frissonnèrent, mais l’arbuste resta solidement planté sur son tronc.
Lobzal avait essayé de desserrer ses liens quelques instants plus tôt. Ses doigts engourdis s’étaient écorchés sur la corde végétale enroulée plusieurs fois sur elle-même. Il n’avait récolté qu’une douleur cuisante au cou et aux poignets. Il envia les cadavres, leur visage paisible, leur corps détendu. Eux étaient délivrés de la peur, de cette terrible, de cette stupide envie de vivre qui le consumait de la tête aux pieds. Il s’en irait sans connaître autre chose de son monde que la plaine du Triangle, les tempêtes de bulles de pollen, les champs et les jardins des mathelles, les cueillettes des fruits, les moissons de manne, les grillades de yonk, les murmures des sources, les baignades dans la rivière Abondance, les longues soirées d’hiver devant l’âtre central, les chœurs nostalgiques des djemales, le crissement des cristaux de glace sur les toits, les hurlements des vents descendus de l’Agauer, les journées torrides de la saison sèche comme celle qui s’annonçait et qui, pourtant, ne réussissait pas à lui réchauffer le sang.
Il entendait ou croyait entendre le chant de ce monde sous son écorce généreuse, du moins c’est ainsi qu’il interprétait ce besoin de découverte qui le taraudait depuis sa naissance et qui, en cet instant, se faisait pressant. Un chant grave et bouleversant de beauté. Les autres n’écoutaient pas leur planète d’adoption, ils en prenaient possession avec l’impudence des jouisseurs, des propriétaires. Ils essayaient de tromper le temps en se consacrant à l’instant présent, selon les saints préceptes de Qval Djema, mais ils bâtissaient des maisons faites pour durer, ils répartissaient les terres, l’eau et les tâches, ils préparaient un avenir à leurs descendants.
Lobzal leva la tête, alarmé par une sensation persistante d’obscurité et de froid. Les umbres étaient là, au-dessus de l’Ellab, immobiles, comme s’ils évaluaient le festin préparé à leur intention. Il en dénombrait neuf, neuf formes allongées et sombres qui ouvraient des blessures de ténèbres sur le ciel matinal. Jamais il ne les avait vus de si près – ceux qui avaient eu le malheur de les contempler de près n’étaient pas revenus témoigner. Il croyait distinguer des excroissances souples et transparentes de chaque côté de la partie renflée de leur ventre, un peu comme les nageoires des créatures phosphorescentes de la rivière Abondance. Ils donnaient d’ailleurs l’impression, plutôt que de voler, de nager dans l’air, d’évoluer dans un élément à la fois fluide et dense. Lobzal eut la certitude qu’ils n’appartenaient pas au règne animal ni à aucun autre règne connu, qu’ils ne chantaient pas dans le chœur de son monde.
Sa mère avait fermé les yeux, incapable de surmonter sa frayeur, sa douleur et son chagrin. Tandis que ses membres claquaient sur le tapis de mousse, son visage blême avait déjà pris la rigidité d’un masque mortuaire.
« Après l’offense vient le pardon, après la mort la renaissance », murmura Lobzal.
Les paroles de la prière des morts, qui avaient spontanément glissé de ses lèvres, se désagrégèrent sur le silence comme des bulles de pollen sur les branches basses d’un arbre. Il croyait dans la vie éternelle, comme tous les descendants des fils et filles de l’ Estérion , mais il doutait à présent d’être admis dans le cercle des méritants, de ceux qui se voyaient offrir une nouvelle chance. Même s’il ne connaissait pas la signification exacte de l’expression « lignée maudite », il se doutait qu’elle n’était pas synonyme de bonheur éternel. Une formidable envie de vivre le secoua à nouveau et lui donna la nausée.
Un mouvement sur sa gauche attira son attention. Il ne discerna qu’une trace sombre, un trait évanescent sur le fond embrasé du ciel, puis il s’aperçut que le cadavre de la fille noyée avait disparu. Les neuf umbres ne semblaient pas avoir bougé d’un pouce, là-haut, et pourtant l’un deux venait de piquer vers le sommet de l’Ellab pour s’emparer d’un corps. Leur vitesse d’exécution dépassait, et de loin, tout ce que pouvaient en dire les lakchas de chasse, pourtant connus pour leur vantardise. Lobzal se demanda comment les monstres volants s’y prendraient pour trancher ses entraves et celles de sa mère, puis il perçut une succession de déplacements, une averse de stries verticales fugaces. Le petit garçon victime de la fièvre des pollens ainsi que trois anciens avaient à leur tour disparu. À la place qu’ils avaient occupée, la mousse légèrement tassée par leur poids s’était noircie, pétrifiée, comme brûlée par le gel.
Lobzal eut un hoquet d’épouvante qui le rejeta en arrière et accentua la pression de la corde sur son cou. Des gouttes d’urine s’écoulèrent dans son pagne de peau, brûlantes, irritantes, humiliantes. Autour de lui, les corps s’évanouissaient l’un après l’autre, comme aspirés par d’invisibles bouches. Seuls les courants d’air froid et les brusques changements de luminosité trahissaient le passage des umbres.
La dernière image qu’il eut de sa mère fut celle d’une femme échevelée, à demi dénudée, guettée par la folie. Un voile ténébreux s’abattit sur elle et la recouvrit pendant un temps très bref, de l’ordre d’un clignement de cils. Elle s’effaça du sommet de l’Ellab à la vitesse d’un rêve. D’elle il ne resta rien, pas même les piquets et les cordelettes qui l’avaient clouée au sol.
À peine la forme de son corps sur la mousse pétrifiée.
À peine un souvenir.
Lobzal poussa un hurlement et s’affaissa sur le dos. Ballotté par les sanglots, étranglé par les cordes, il était désormais seul sur la colline des morts.
Vénérée Qval Frana,
J’ai choisi de vous transmettre mon rapport sur le mode écrit, bien que l’écrit, selon les saintes paroles de Qval Djema, soit une tentative misérable d’emprisonner le temps. Sans doute n’ai-je pas trouvé le courage de vous affronter en face, de soutenir votre regard, le plus impitoyable des miroirs.
J’ai en effet décidé de quitter notre ordre pour fonder un domaine, un mathelle. J’y suis poussée par l’amour d’un homme qui s’est mis en tête de devenir mon premier constant. Je n’ai pas su résister à son regard, à son sourire, à son enthousiasme, à sa vigueur, à ses baisers, à ses caresses… Je n’en retire aucune culpabilité, seulement le sentiment que je me suis rendue à l’invitation du moment. Après tout, il existe mille manières d’affronter le temps, et vous ne pouvez me condamner, sinon par un jugement porteur d’une référence, d’un passé. Ou nous aurions bien mal assimilé les enseignements de notre fondatrice. Si j’ai déployé le paravent de l’écrit entre nous, c’est que j’avais peur de déceler de la réprobation dans vos yeux. Et, par conséquent, de mesurer l’inutilité, l’absurdité de toutes ces années consacrées à l’étude de l’instant, à la recherche de la vacuité. Le flot éternel ne se manifeste-t-il pas également par les désirs ? Que voulez-vous, vénérée Qval, mon corps réagit avec une grande, une exquise violence pour peu qu’on sache le réveiller, l’apprivoiser, l’affoler. Ni les privations que je me suis infligées ni l’épreuve de l’eau bouillante, que j’ai pourtant passée avec le succès que vous connaissez (que nous nous arrangeons toutes pour vous faire connaître), n’ont apaisé mes appétits sensuels, n’ont éteint mon feu passionnel. J’ai à présent des années de disette à rattraper, et, bien que vigoureux, Andemeur, mon constant, ne suffit pas à la tâche. D’ailleurs, pour me prouver son attachement, il cède volontiers sa place sur ma couche aux volages sur lesquels mon regard s’est posé. Un retard dans mes règles, des vertiges et des nausées matinales me donnent à penser que je suis enceinte. Bien qu’il n’ait aucune certitude sur sa paternité, Andemeur a accueilli la nouvelle avec une joie sincère bouleversante. Cette grossesse m’exalte et m’effraie en même temps, contraste entre l’ancienne et la nouvelle vie, je suppose.
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