Jusqu’à présent, nous n’avions jamais ressenti la nécessité de recourir à une quelconque forme d’autorité, de déléguer notre pouvoir à une poignée de représentants comme cela se pratiquait dans l’ancien monde, mais ces temps bénis de liberté individuelle, de chaos fécond, de bonheur vagabond semblent toucher à leur fin. Oh, ne va pas croire, cher lecteur (lectrice), que des groupes d’hommes se sont un beau jour dressés, le poing ou l’arme levés, pour nous dicter leur volonté ! Non, non, le changement est insidieux, d’autant plus redoutable qu’il se produit à l’insu des uns et des autres, comme une eau amère qui rejaillirait de nappes très anciennes et contaminerait peu à peu nos sources pures. Des murmures s’élèvent pour réclamer un contrôle dans la répartition des ressources et dans le choix des sentiers. Les chasseurs, qui fournissent non seulement la viande mais également les matières premières aussi importantes que la peau, les boyaux et la corne de yonk, s’estiment lésés par les échanges. Certains constants ont de plus en plus de mal à accepter la présence de volages dans les chambres des reines des domaines. Des disputes ont éclaté qui, sans l’intervention énergique des femmes, auraient dégénéré en batailles rangées. Nous n’avons pas encore recensé un seul meurtre depuis notre arrivée sur le nouveau monde, ni même un seul acte de violence ou un simple larcin, mais mon intuition me dit que cela ne durera pas. Je n’aime pas, par exemple, la façon dont les passants nous dévisagent, Elleo et moi, lorsque nous nous promenons la main dans la main sur les pistes de terre qui relient les mathelles entre eux. Un ordre point, qu’on pourrait appeler social ou moral et qui, tôt ou tard, aura besoin de boucs émissaires pour se cristalliser. C’est peut-être la raison pour laquelle je n’ai jamais révélé aux autres l’existence du journal du moncle Artien : sans doute auraient-ils exploité le flottement engendré par la proclamation de la vérité pour sortir du bois et vomir leurs larves de haine sur mon frère et moi. Or, je l’avoue, je n’ai que peu de disposition pour être la première victime expiatoire du nouveau monde.
Et si les Qvals, qui ont bel et bien existé quoi qu’en disent certains (mon maître confirme leur présence dans l’ Estérion), détenaient les réponses à nos interrogations, les solutions aux problèmes posés par notre croissance ? Et si nous abandonnions aux umbres (« umbres » sans doute parce qu’ils sont plus silencieux que des ombres), ces mystérieuses créatures volantes dont les incursions se font de plus en plus fréquentes et meurtrières, la tâche de la régulation de ce monde ?
Extrait du journal de Lahiva filia Sgen.
La brise peinait déjà à remuer un air qui, dans quelques instants, serait plus brûlant que l’intérieur du four.
Lobzal oublia sa propre douleur pour tourner la tête vers sa mère. Les bras et les jambes écartés, vêtue d’une robe tachée, déchirée, elle donnait de temps à autre des coups de boutoir pour se libérer des attaches de corde tressée qui, fixées sur des piquets profondément enfoncés dans la terre sèche, lui plaquaient les poignets et les chevilles au sol.
À la première sonnerie, le groupe d’hommes chargé d’exécuter la sentence avait déserté le sommet de la colline de l’Ellab. Drapés dans de longues robes brunes, le visage enfoui sous un masque d’écorce qui symbolisait les chanes, les démons grinçants de l’au-delà, ils s’étaient éloignés en silence, de la même façon qu’ils avaient effectué leurs gestes successifs sans prononcer le moindre mot, sans trahir le son de leur voix. L’anonymat était la règle absolue des protecteurs des sentiers.
C’était la première fois que Lobzal mettait les pieds sur la colline de l’Ellab, là où, selon la légende, le grand Ab avait réveillé son ami Lœllo de chez les morts afin de lui montrer le nouveau monde. Étant donné son jeune âge, les exécuteurs n’avaient pas jugé nécessaire de le plaquer au sol comme sa mère. Ils l’avaient seulement attaché par le cou et les mains au tronc du seul arbuste qui avait daigné pousser sur le sommet arrondi et tapissé d’une mousse sombre, comme noircie par les passages répétés des umbres. Il évita de regarder les cadavres qui gisaient autour d’eux, des anciens le plus souvent, morts de vieillesse les jours précédents, une jeune fille retrouvée noyée dans le lit de la rivière Abondance, un garçon de trois ou quatre ans dont le ventre distendu indiquait qu’il avait succombé à la fièvre des tempêtes de pollen.
En contrebas, la plaine guettait l’apparition de Jael pour amorcer l’une de ses métamorphoses quotidiennes qui faisaient sa beauté et son mystère. Elle passerait en quelques minutes d’un brun terne à un jaune éclatant, d’une immobilité totale à un friselis persistant traversé d’ondulations aux couleurs changeantes. Même lors de la saison sèche où la chaleur écrasante interdisait aux vents de souffler, les herbes sauvages continuaient d’être agitées par ces vagues à l’écume bleue, verte ou mauve qui soulevaient des nuées de bulles irisées, se brisaient au pied des collines et se retiraient en abandonnant des effluves capiteux, enivrants.
Lobzal distinguait dans le lointain les carrés minuscules et ocre des toits des domaines enfouis sous les ramures rouille des bosquets et distants les uns des autres d’un quart de journée de marche, les damiers vert et jaune des jardins, le ruban paresseux et bleuté de la rivière Abondance, le réseau des pistes poussiéreuses qui coupaient par les champs immaculés de manne et se ramifiaient plus loin comme des veines d’un grand corps. Les lueurs de l’aube paraient le ciel de stries argentines et fermaient l’œil terne de Maran, le dernier satellite nocturne du nouveau monde. À l’est, les neiges éternelles de l’Agauer, la chaîne montagneuse, n’étaient encore que des songes blêmes suspendus entre ciel et terre.
Le son grave de la corne de yonk retentit à nouveau et plana un long moment au-dessus de l’Ellab. Lobzal aperçut, sur l’une des pistes qui rayonnaient à partir de la colline, les silhouettes des protecteurs des sentiers qui couraient vers le mathelle le plus proche afin de s’y réfugier avant le passage des umbres. Fou de terreur, il essaya encore une fois de se dégager de ses liens, puis, quand il eut constaté que ses mouvements désespérés ne réussissaient qu’à raviver la morsure des cordelettes à son cou et ses poignets, il cessa de se débattre et, les larmes aux yeux, scruta l’horizon.
On ne savait pratiquement rien des umbres, ces monstres volants qui surgissaient tous les quatre ou cinq jours au-dessus de la plaine, seuls ou en bande, et emportaient les individus isolés, imprudents, sans distinction d’âge ou de sexe. Les premières générations des descendants de l’ Estérion avaient eu l’idée d’exposer les corps des défunts au sommet de l’Ellab, estimant que cette offrande suffirait à contenter l’appétit des prédateurs volants – établissant par la même occasion le rituel funéraire du nouveau monde –, mais les umbres, s’ils ne dédaignaient pas les dépouilles abandonnées à leur intention, ressentaient également le besoin de se nourrir de proies vivantes.
Un torrent de haine se déversa dans l’esprit et le corps de Lobzal. Une écume tourbillonnante, sale, emplie d’étincelles brûlantes et noires l’enveloppa, lui piqueta les yeux. Haine à l’encontre des autres, de tous les autres, des protecteurs des sentiers, des mathelles qui n’avaient pas daigné prendre la défense de sa mère, des volages à qui elle avait offert son lit et qui n’avaient pas eu le courage d’intervenir, des djemales, ces femmes engagées sur la voie de la connaissance et claquemurées pour l’occasion dans un mutisme odieux, de ses camarades de jeux qui s’étaient éclipsés comme des furves… S’ils se disputaient sans cesse pour quelques sacs de manne, quelques livres de viande, quelques litres d’eau, quelques fragments de légendes, tous semblaient s’être accordés sur le sort qu’il convenait de réserver à Lilea filia Vorja et à son fils, Lobzal fili Lilea.
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