Pierre Bordage - Abzalon

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Ester : un monde menacé par l’instabilité de son étoile. Sur le continent Nord, le gouvernement, pressé par l’Eglise du Moncle, décide l’annexion du Sud, où vivent les Kroptes, peuple pacifique, religieux et polygame. Une invasion brutale qui dissimule un autre projet : la recherche d’une nouvelle planète habitable.
Abzalon et Loello, incarcérés dans la sinistre prison de Doeq, se battent pour leur survie sous l’oeil des “mentalistes”, les spécialistes du comportement. Ils ignorent qu’une épreuve plus terrible encore les attend. Celle-là mêmepeut-être que devine dans ses visions Ellula, jeune Kropte rebelle mariée d’autorité : un interminable voyage à travers le néant.
Un jour, Abzalon fait une étrange rencontre dans les souterrains de Doeq. Serait-ce un Qval, un de ces êtres légendaires dont on dit qu’ils furent les premiers Estériens ?
Or un gigantesque chantier s’achève sur un satellite d’Ester : le projet “Estérion”…

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La nuit précédente, il s’était levé, rhabillé, il était sorti dans la cour intérieure et s’était rendu sous la fenêtre de la chambre de la jeune femme. Là, il avait lutté avec lui-même pendant plus de deux heures sous l’œil rond de Xion, un combat intérieur exacerbé par le silence de la nuit. Il avait fini par renoncer, la mort dans l’âme, sacrifiant ses sentiments et ses désirs sur l’autel de la tranquillité familiale. Il l’avait regretté à l’aube, comme il aurait probablement regretté d’avoir pris la décision opposée. Il voulait maintenant croire que le temps effacerait ses remords, mais il en doutait, connaissant sa nature tourmentée, cette fascination pour la souffrance qui n’augurait d’aucun apaisement. La conversation avec l’eulan avait participé de la même obsession du conflit : la thèse du complot estérien l’exaltait parce qu’elle était synonyme d’un chaos qu’il appelait de tous ses vœux, d’un malheur dont il se nourrirait avec un appétit féroce.

Lorsque l’eulan Paxy et ses assistants furent prêts à officier, Rijna et Juna, les première et quatrième épouses, conduisirent Isban Peskeur sous le dais de cérémonie au son de la musique nuptiale, puis Opra et Kephta, les deuxième et troisième épouses, sortirent de la maison en tenant la promise par les bras. Des murmures admiratifs parcoururent l’assistance à la vue de la jeune fille dont la beauté reléguait au second plan la splendeur de la robe et de la coiffe. Placé au milieu de ses frères et sœurs, Eshan ne resta debout qu’au prix d’un effort surhumain. Il se mit à transpirer sous la double épaisseur de sa chemise et de sa veste, retira son chapeau, s’essuya le front, contint à grand-peine une violente envie de vomir. Un hurlement monta du plus profond de ses entrailles, d’autant plus déchirant qu’il resta coincé entre son ventre et sa gorge. Alarmée par sa pâleur subite, une de ses grandes sœurs se tourna vers lui et l’interrogea du regard. D’un geste agacé de la main, il lui fit signe qu’il se sentait parfaitement bien.

Ellula avait tellement chaud sous son jupon, son corset et son épaisse robe que la réalité glissait sur elle comme un songe. L’A brillait de tous ses feux dans un ciel étincelant, figeait les odeurs. Dans l’ombre du dais, elle distinguait les silhouettes d’un vieil homme aux cheveux et à la barbe blancs que Kephta lui avait présenté comme l’eulan Paxy, et de cinq autres officiants vêtus de toges grises et de capes rouges. Elle apercevait, au second plan, une mosaïque de formes et de couleurs, la foule des invités rassemblés devant les tables. Les notes de musique, les commentaires et les rires composaient un fond sonore étourdissant. Elle n’osait pas regarder Isban Peskeur, immobile à ses côtés, elle maudissait sa condition de femme, elle haïssait son père et son futur époux, ces hommes qui l’avaient marchandée comme un animal domestique, elle attendait un événement, n’importe lequel, qui eût empêché ce mariage.

Et, soudain, elle fut traversée par des images, par des bruits, par des cris. C’est tout juste si elle se rendit compte que l’eulan Paxy prononçait les formules rituelles, s’emparait de sa main, la plaçait dans celle d’Isban Peskeur, bénissait leur union. Les applaudissements, les roucoulements et les clameurs des invités lui firent le même effet qu’une averse lointaine. Sa vision l’accaparait tout entière, claire, puissante, séparée de la réalité par un très léger décalage. Quelqu’un, un assistant de l’eulan Paxy sans doute, lui versa quelques gouttes d’eau parfumée sur le front, un autre lui répéta les commandements de l’épouse, un troisième lui traça les signes de fécondité sur la poitrine et le ventre. Un bourdonnement d’essaim, des formes noires dans le ciel, une pluie de feu, des milliers de cadavres calcinés. Les quatre premières épouses, leurs enfants, leurs gendres et leurs brus se pressaient maintenant sous le dais, l’embrassaient, lui souhaitaient de nombreux enfants, des garçons surtout. Un flot d’hommes et de femmes dans un couloir obscur, vibrations des pas sur un revêtement lisse et froid, visages désespérés, détresse, déracinement. Une étreinte lui coupa le souffle. Elle reconnut l’odeur, la brutalité d’Eshan, bientôt détaché d’elle par les poussées désordonnées de la foule. Elle vit les corps inertes de son père, de Mazira, de sa mère, comprit qu’elle ne les reverrait pas. Des dizaines de milliers d’Estériens se répandent sur le continent Sud comme une nuée d’insectes, massacrent les yonaks, éventrent la terre pour en extraire le minerai. Elle ressentit la douleur d’Ester, de la mère nourricière dont ils arrachaient les entrailles.

« Tiens-toi droite ! Tu es l’épouse d’Isban Peskeur désormais. »

La voix éraillée de Rijna.

Ellula prit conscience qu’elle marchait en direction de la table, soutenue par le bras de la première épouse. Présent et avenir se confondaient, l’écartelaient, son corps et son esprit n’avaient pas la capacité d’accueillir les deux réalités en même temps. Elle ne vivait ni dans l’une ni dans l’autre, elle avait besoin de fraîcheur, de silence, de calme pour remettre un peu d’ordre, pour retrouver des repères. Les scènes défilaient, se superposaient sans lien apparent : des hommes misérables se battaient dans les couloirs et les pièces d’une immense maison aux murs de pierre noire, des soldats regroupés en pelotons exécutaient leurs prisonniers avec des armes qui crachaient la foudre, des femmes couraient entre les collines en portant leur enfant, des soudards achevaient des jeunes filles après les avoir violées, d’étranges mariages étaient célébrés dans une salle obscure et confinée… L’impression dominante était celle de la fin d’un monde, de l’omniprésence du vide noir et froid.

« Vous êtes toute pâle. »

Une voix masculine.

Elle était assise devant la table d’honneur dont la nappe blanche lui blessait les yeux. Elle se tourna vers son voisin. Isban Peskeur l’examinait avec la mine satisfaite du fermier venant d’acheter une yonaka, avec un soupçon d’inquiétude également. Il grignotait un bout de galette de fizlo dont les miettes s’incrustaient dans sa barbe. Tout autour d’eux, les conversations des invités de prestige, l’eulan Paxy, les dignitaires du consistoire, les grands domaniaux, grossissaient le brouhaha général et couvraient les envolées des instruments de musique.

« La chaleur », souffla-t-elle.

La menace planait sur le domaine comme une ombre sournoise. Elle ne pouvait pas révéler sa prémonition. Elle transpirait de plus belle sous sa coiffe et ses vêtements, des gouttes de sueur perlaient de son front, s’écoulaient sur ses tempes, sur ses joues. Elle fermait les yeux pour échapper aux visions, pour gagner quelques secondes de répit, mais elle s’abîmait dans un gouffre sans fond où les images prenaient une dimension terrifiante.

La mort la prévenait-elle de son passage ?

Les louagers découpaient les trois yonaks à l’aide de longues lames en pierre, les servantes apportaient les plats de choux dentelés et de navelles, les légumes traditionnels des plaines du continent Sud.

Il y eut d’abord un bourdonnement ténu, insistant, puis une odeur désagréable et tenace se répandit parmi les effluves de viande grillée. Les invités ne prirent pas immédiatement conscience du danger, mais ils parlèrent moins haut, rirent moins fort, et l’éclat de leurs yeux se ternit. Sans tenir compte des remontrances de ses sœurs, Eshan se débarrassa de sa veste, sortit de table, se faufila entre deux bâtiments et courut en direction des collines.

Le bourdonnement se transforma en grondement sourd, obligeant les invités à se taire. Brusquement dégrisés, les musiciens eux-mêmes cessèrent de jouer et restèrent immobiles sur l’estrade, la tête levée vers le ciel. Les visions d’Ellula s’interrompirent, elle reprit aussitôt pied dans le réel. Elle savait maintenant que l’avenir avait rejoint le présent, que le feu de la destruction allait s’abattre sur le continent Sud. Elle n’éprouvait aucune peur mais ressentait de la compassion pour ses parents, pour ses frères kroptes, même s’ils l’avaient traitée en sorcière puis en animal domestique. L’eulan Paxy, les autres officiants, les dignitaires, les grands domaniaux s’étaient levés à leur tour, avaient retiré leur chapeau, et, la main posée sur le front, ils scrutaient l’horizon dans une attitude comparable à celle des charognins, les petits rongeurs qui se dressaient sur les promontoires rocheux pour prévenir les ruses des prédateurs. Les pleurs d’un nourrisson s’élevaient quelque part dans un recoin de la cour où sa mère s’était retirée pour lui donner le sein.

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