Les broderies aux couleurs éclatantes s’entrelaçaient savamment du col jusqu’aux chevilles, si bien que l’étoffe originelle, de couleur écrue, disparaissait entièrement sous les passementeries. Quant à la coiffe, plus ample et plissée que de coutume, elle s’ornait de plumes d’oiseaux et de fleurs qu’Ellula trouvait ridicules mais dont les couturières jugeaient la présence indispensable.
Elle avait été exonérée de traite le lendemain de l’intrusion de Kephta dans l’étable. Rijna lui avait flanqué un chaperon dans les jambes, une vieille servante à l’haleine méphitique qui l’avait accompagnée dans ses moindres déplacements, poussant le zèle jusqu’à l’attendre devant la porte des toilettes lorsqu’elle s’y enfermait pour satisfaire un besoin naturel. Cantonnée aux tâches ménagères, elle n’avait plus revu Eshan qu’à l’occasion des repas, du seul dîner le plus souvent, car lui-même avait été chargé par la première épouse de superviser la fenaison. Il partait très tôt le matin et ne revenait qu’au crépuscule, le visage rougi par les rayons de l’A, les joues creusées par la fatigue. Ils n’avaient donc pas eu l’opportunité de se retrouver en tête à tête avant la cérémonie. Elle le regrettait amèrement : lui seul aurait pu empêcher cette union détestable. Un mot de lui, un simple signe, et elle se serait enfuie sans hésitation de ce domaine qui se refermait sur elle comme une gigantesque tombe, elle aurait accepté de brûler en clandestine les derniers feux de son existence. Après qu’il l’avait embrassée et caressée dans l’étable, elle avait espéré toutes les nuits qu’il frappe à sa fenêtre, qu’il la supplie de partir avec lui. Nul besoin de supplier d’ailleurs, un bref regard aurait suffi : ils auraient traversé la cour intérieure du domaine, ils auraient couru jusqu’à l’aube, ils auraient établi d’infranchissables distances entre Isban Peskeur et eux, ils se seraient réfugiés dans le massif de l’Éraklon en compagnie des aros sauvages et des rapaces, ils se seraient aimés dans une grotte introuvable jusqu’à ce que la mort les invite à leur ultime voyage dans le vide noir et froid. Mais il ne s’était pas présenté, il avait baissé les yeux à chaque fois que leurs regards s’étaient croisés, résigné déjà, écrasé sous le poids de la tradition, et l’espoir immense, insensé, qui s’était levé en elle s’était retiré en lui laissant un arrière-goût de cendres.
Elle avait alors observé son futur époux. Elle n’avait trouvé aucun attrait à son visage parcheminé, à ses yeux couleur d’eau sale, à ses mains larges et calleuses, à son ventre distendu, à sa voix rude. Elle détestait particulièrement sa façon de manger, d’enfourner autant d’aliments à côté de sa bouche que dedans, de secouer sa barbe grise pour faire tomber les restes. Elle n’envisageait pas de frotter sa peau à celle d’un homme qui lui inspirait un tel dégoût.
Eshan… pourquoi l’avait-il abandonnée ?
Les couturières la revêtirent de sa robe avec des gestes solennels.
« Vous voilà parée, ma douce ! s’exclama l’une d’elles. Votre époux sera fier de vous. »
L’autre consulta l’horloge murale A du regard et ajouta : « La cérémonie va bientôt commencer. »
Une immense clameur retentit lorsque l’eulan Paxy se présenta à l’entrée du domaine, escorté par une délégation de vingt eulans et de trente jolis-gorges. Cet homme était, davantage qu’un puits de connaissance et l’autorité suprême du continent Sud, le symbole vivant de la civilisation kropte, le « phare », le « gardien du Traité », le « rayon d’étoile » qui dispersait par sa seule présence les démons de l’Amvâya et les ténèbres de l’egon. Sa barbe et ses cheveux de neige escamotaient en partie son visage brun. De petite taille, drapé dans la robe blanche des sages, il se fraya un passage difficile au milieu de la foule des convives qui, à l’annonce de son arrivée, avaient déserté la cour intérieure pour se masser de chaque côté de l’allée principale. Seuls les musiciens, enivrés par le son de leurs instruments, demeurèrent sur l’estrade et continuèrent de jouer pour un auditoire qui, à leurs yeux, avait cessé d’exister depuis un bon moment. Chacun tendait la main pour obtenir la bénédiction du saint homme dont le sourire malicieux avait quelque chose d’enfantin. La tradition qui imposait aux promis de demeurer dans leurs chambres respectives jusqu’au début du rituel interdisait à Isban Peskeur de l’accueillir en personne. Ce furent donc ses quatre épouses qui se chargèrent de lui offrir l’eau et la galette de bienvenue, ravies qu’un tel honneur fût accordé à leur maison, furieuses, dans le fond, qu’il rejaillît sur la cinquième épouse, la petite sauvageonne qui n’avait pour elle que l’insolence de sa beauté.
Eshan se faufila parmi les eulans de l’escorte et s’adressa à voix basse au plus âgé d’entre eux après l’avoir salué d’une profonde révérence.
« Quelles sont les nouvelles du Nord ? » demanda-t-il d’un ton qui se voulait désinvolte.
L’eulan lui décocha un regard perplexe, puis sévère.
« Je suis Eshan, fils d’Isban Peskeur. Je viens d’achever mon service de joli-gorge et j’ai entendu dire que les Estériens du Nord… s’agitaient beaucoup en ce moment.
— Ils s’agitent depuis des siècles, répondit l’eulan d’une voix sèche. C’est ce que font tous les animaux dont la cage est devenue trop exiguë.
— Ce ne sont pas des animaux et leur cage n’a pas de barreaux ! » répliqua Eshan avec une vivacité qu’il regretta aussitôt.
L’eulan s’immobilisa et se planta solidement sur ses jambes pour résister aux poussées désordonnées de la multitude. Ses rides trahissaient un âge avancé, soixante, soixante-cinq ans peut-être, mais sa vigueur était celle d’un jeune homme. Un cou puissant émergeait des plis de sa toge grise.
« Les animaux sont au moins respectueux de leur mère nourricière. Et la cage des Estériens n’a qu’un seul barreau, mais bouillant et d’une largeur de douze mille kilomètres. La nature est prévoyante, mon jeune ami, en douteriez-vous ?
— L’océan bouillant n’est pas un obstacle pour les bateaux et les engins volants, insista Eshan, conscient que le moment était mal choisi de soutenir ce genre de conversation.
— Le consistoire a récemment reçu une délégation du gouvernement du Nord. Le Traité des littoraux est un document intangible, sacré. Jamais, vous m’entendez, jamais il n’a été question qu’il soit dénoncé par l’une ou l’autre partie. Le violer reviendrait à saper les fondations de la planète.
— Les Estériens n’ont pas la même éthique que nous. Ils peuvent très bien dire une chose et penser son contraire. »
Les yeux de l’eulan flamboyèrent de colère contenue.
« Douteriez-vous également de la clairvoyance de l’eulan Paxy, jeune Peskeur ? Il était présent à chaque réunion et n’a rien décelé de suspect dans le comportement des membres de la délégation du Nord. Je ne sais pas de quelle source proviennent vos informations, mon ami, mais je vous conseille de vous abreuver ailleurs. Et vite. Par égard pour votre père dont nous célébrons aujourd’hui le mariage, je tairai cette conversation lors de la prochaine assemblée du consistoire. Et maintenant, par pitié, cessez de vous tourmenter, faites honneur à votre maison et réjouissez-vous avec vos invités. »
L’eulan reprit sa marche et pressa le pas pour reprendre sa place aux côtés du rayon d’étoile. Eshan resta en arrière, perdu dans ses pensées. Il n’avait pas le cœur à se réjouir. Dans quelques minutes, la femme qu’il aimait serait unie à son père. Il n’avait pas eu le courage de l’enlever avant ce jour fatidique ; empêtré dans ses hésitations et ses peurs comme un oiseau prisonnier des mailles d’un filet, comment trouverait-il celui de briser un tabou en devenant l’amant de la cinquième épouse de son père ? Il rêvait pourtant jour et nuit du corps d’Ellula, de ses seins qu’il avait capturés pendant quelques secondes, de la saveur de sa bouche, de la douceur de sa peau, de son odeur, de sa sueur.
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