« J’ai vécu plus de vingt ans dans les monts noirs, et jamais, jamais je n’ai été approché par un Qval. »
Abzalon n’aurait jamais cru qu’une voix aussi grave pût jaillir d’un corps aussi frêle. Les yeux du Taiseur avaient tout à coup recouvré leur éclat, comme si la vie reprenait possession de lui.
« Je les ai aperçus parfois, poursuivit-il en accélérant le débit. Ou j’ai cru apercevoir des formes qui correspondaient aux descriptions des antiques manuscrits moncles, mais j’ai eu beau supprimer un à un tous les attributs de la civilisation estérienne, technologie, vêtements, habitation, feu, je ne suis pas parvenu à entrer en contact avec eux. J’ai cru alors qu’ils ne faisaient aucune différence entre les Estériens, autrement dit qu’ils tenaient tous les hommes et leurs semblables pour responsables de la restriction puis de la destruction de leur terre, mais je m’aperçois, à la lueur de ce que je viens d’entendre, que j’étais dans l’erreur. Je leur ai prêté des sentiments humains, et ils ne pensent pas comme nous. Peut-être même ne pensent-ils pas du tout, du moins au sens où nous l’entendons, peut-être utilisent-ils une autre forme de communication… »
Il parut soudain reprendre conscience de la présence d’Abzalon et de Lœllo, sidérés par ce flot de paroles insolite dans la bouche d’un homme qui prononçait rarement plus de trois mots d’affilée.
« Rien prouve que c’était un Qval, objecta Abzalon.
— Est-ce que tu n’as pas revu des scènes de ton passé, des épisodes de ta petite enfance que tu avais oubliés ? demanda le Taiseur.
— M’a plutôt semblé que ces images venaient pas de moi. En tout cas, j’les reconnaissais pas.
— Les explorateurs des premier et deuxième siècles de l’ère monclale ont décrit les mêmes sensations. » L’excitation échauffait maintenant le Taiseur dont les mains s’agitaient dans tous les sens comme des serpents exaspérés. « Le contact avec les Qvals les a reconnectés à leur mémoire profonde, une mémoire qui ne contient pas seulement leurs propres souvenirs mais également et surtout les clefs profondes de la nature humaine, ses liens intimes avec l’univers…
— Quand ce… cette chose m’a touché, j’avais juste la trouille, reconnut Abzalon.
— La culture estérienne assimile les Qvals à la peur et à la mort. Dans leur inconscient collectif, les hommes n’ont pas trouvé d’autre façon de justifier leurs actes. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que les terreurs implantées depuis la naissance remontent à la surface dans ce genre de situation. »
Une expression de méfiance, de haine presque, s’afficha sur la face difforme d’Abzalon.
« Tu causes comme un mentaliste, grogna-t-il.
— Tu ne les portes pas dans ton cœur, n’est-ce pas ?
— J’aime pas ceux qui fouinent dans la tête des autres. »
S’ensuivit un long moment de silence habillé par les gémissements des blessés et les vociférations lointaines qui annonçaient une reprise imminente des hostilités.
« Je ne les aime pas non plus, reprit le Taiseur, mais pour d’autres raisons. Et, si je parle comme un mentaliste, c’est que j’en étais un. J’ai même travaillé pour le compte du gouvernement estérien sur divers programmes d’amélioration du comportement. Et puis j’en ai eu ma claque, j’ai donné ma démission et je me suis rendu dans les montagnes noires afin de réaliser un vieux rêve. Les Qvals me fascinent depuis l’enfance. J’espérais tout apprendre d’eux, vivre en leur compagnie, étudier leur langage, leurs mythes, leurs croyances. Réflexe de mentaliste sans doute. Ils ont sûrement des quantités d’enseignements à nous délivrer. Mais ils ne m’ont pas admis comme l’un des leurs, et je ne sais d’eux pas davantage que ce qu’en ont rapporté les récits des explorateurs du début de l’ère monclale. Tout ça pour vous dire que la rencontre entre un humain et un Qval ne relève ni de l’anecdote ni de la coïncidence.
— Tu m’as jamais dit pourquoi t’avais été condamné, intervint Lœllo.
— À Dœq, le passé n’a aucune espèce d’importance. Tout le monde se fout de ce que j’ai fait, de ce que tu as fait, de ce qu’il a fait. Qu’ils en aient tué un, dix ou cent, qu’ils les aient massacrés pour du fric, pour des raisons sentimentales ou pour le plaisir, qu’ils soient coupables ou innocents, les deks sont tous logés à la même enseigne. Qu’importe le crime commis par un homme lorsqu’on le viole, qu’on le vole ou qu’on le tue ? Seul compte l’instinct de survie, seuls nous animent les désirs basiques – conquérir l’espace, manger, dormir, excréter. Nos relations sexuelles sont d’odieux simulacres, des rapports de force, des actes violents et stériles. Nous n’avons plus la rage d’aimer, d’espérer, de rêver. Nous ne sommes plus des humains mais des animaux doués de cruauté, des monstres qu’on a bouclés dans une cage pour les regarder s’entre-tuer. Moi-même je ne survis qu’en me montrant plus féroce que les autres, et le pire c’est que j’y prends du plaisir. La force avec laquelle j’ai autrefois rejeté la violence n’a d’égale que la force avec laquelle je la pratique aujourd’hui. Le jugement, le refoulement, le contrôle, voilà les pires injures faites à l’homme. Les mentalistes ne sont devenus que des machines à polir l’esprit. La nanotechnologie, les séquences d’ADN de synthèse, les programmes les prolongent en vie, augmentent leur potentiel analytique, mais ils ont de l’univers une vision mécanique qui les entraîne eux-mêmes à se transformer en technotypes, en robots. »
Le Taiseur se tut, épuisé par sa longue tirade. D’un regard, Abzalon invita Lœllo à sortir de la cellule, mais le Xartien ne bougea pas. En quelques minutes, le Taiseur avait prononcé davantage de mots qu’en dix ans de détention, et des informations s’étaient glissées dans ce déluge verbal qui l’intriguaient, qui appelaient des réponses.
« Ça veut dire quoi, les hommes et leurs semblables ? »
Les doigts arachnéens du Taiseur jouèrent un moment avec l’étoupe éparse et grise de ses cheveux.
« Les hommes biologiques et les créatures qu’ils ont élevées au rang d’hommes, répondit-il. La population d’androïdes et de mutants a décuplé en moins de vingt ans. Ils évoluent pratiquement tous dans les sphères secrètes du pouvoir.
— Qui nous regarde nous entre-tuer ?
— Ce qui se passe à Dœq ressemble fort à un programme. La majorité des Estériens nous considèrent comme des parasites, comme des bouches inutiles. Erman Flom et ses RS auraient pu nous exterminer sans que personne ne lève le petit doigt pour nous défendre. Au lieu de cela, il a organisé notre promiscuité, notre pénurie, il a distribué des armes, il s’est arrangé pour que nous fassions le boulot à sa place. Je ne crois pas que l’initiative provienne de cette chiure d’insecte. D’une part il n’en a pas la compétence nécessaire, d’autre part il n’est que le lèche-cul de l’administrateur, qui lui-même n’est qu’un agent gouvernemental, un sous-fifre. Nous sommes devenus des sujets d’étude, j’en mettrais ma main au feu. Là-bas, en haut lieu, des crânes d’œuf nous observent dans un but précis ; je pencherais pour une analyse du comportement en milieu confiné. Je ne serais pas étonné qu’il y ait des mouchards parmi nous, des androïdes ou des mutants équipés de capteurs mentaux et audiovisuels. Nos observateurs cherchent à écrémer, à dégager une élite. Les heureux élus subiront des épreuves de plus en plus tordues, on appelle ça des tests d’aptitude. À mon humble avis, nous avons vécu la meilleure part de notre séjour à Dœq !
— Et pourquoi ces culs-cousus s’intéresseraient à nous ? » demanda Abzalon.
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