Pierre Bordage - Abzalon

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Ester : un monde menacé par l’instabilité de son étoile. Sur le continent Nord, le gouvernement, pressé par l’Eglise du Moncle, décide l’annexion du Sud, où vivent les Kroptes, peuple pacifique, religieux et polygame. Une invasion brutale qui dissimule un autre projet : la recherche d’une nouvelle planète habitable.
Abzalon et Loello, incarcérés dans la sinistre prison de Doeq, se battent pour leur survie sous l’oeil des “mentalistes”, les spécialistes du comportement. Ils ignorent qu’une épreuve plus terrible encore les attend. Celle-là mêmepeut-être que devine dans ses visions Ellula, jeune Kropte rebelle mariée d’autorité : un interminable voyage à travers le néant.
Un jour, Abzalon fait une étrange rencontre dans les souterrains de Doeq. Serait-ce un Qval, un de ces êtres légendaires dont on dit qu’ils furent les premiers Estériens ?
Or un gigantesque chantier s’achève sur un satellite d’Ester : le projet “Estérion”…

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— C’était donc pas un rêve, marmonna Abzalon.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Plus tard. Faut retourner tout de suite à la cellule si on veut pas se faire piquer la bouffe.

— Tu vas pas y aller dans cette tenue ? »

Abzalon craignit pendant une seconde que Lœllo ne devine à l’odeur qu’il s’était pissé dessus.

« J’trouverai bien un bout de tissu sur les cadavres des hommes de Fonch. »

Abzalon récupéra sur un cadavre un pantalon un peu trop petit pour lui qu’il agrandit en déchirant les coutures. Ils regagnèrent le quartier des cellules par l’entrelacs de passerelles et de ruelles sans être tout à fait certains de prendre le même chemin qu’à l’aller. Les deks ne s’aventuraient que rarement dans ces recoins du pénitencier, un enchevêtrement métallique et rouillé propice aux traquenards.

« On n’aurait jamais dû mettre les pieds dans ce merdier ! » maugréa Lœllo en gravissant les marches d’un escalier étroit et tournant.

Il avait mal aux yeux à force de surveiller la structure foisonnante des grilles et des tubulures. Fonch avait eu largement le temps de disséminer de nouveaux hommes dans les zones d’ombre. Le Xartien ne détectait aucune présence, mais la fatigue d’une nuit de veille avait peut-être altéré ses perceptions extrasensorielles, « débranché son antenne » comme il le disait lui-même.

« Un mal est parfois pour un bien, lança Abzalon.

— Bizarre, fit Lœllo après quelques secondes de silence.

— Quoi donc ?

— C’que tu viens de dire… »

L’A se levait dans une débauche de mauve et de rose qui offrait une somptueuse toile de fond aux scintillements bleus du filet magnétic tendu au-dessus du pénitencier. Les ombres figées et dentelées des monts Qvals se profilaient au-dessus des tours de surveillance du quatrième mur d’enceinte. La brise matinale, déjà tiède, remuait doucement les effluves de charogne et d’excréments qui semblait sourdre directement de la pierre noire des murs. Un cadavre à moitié décomposé, oublié par la morgue automatique, pris d’assaut par les mouches, se balançait mollement au bout du fil de fer qui avait servi à le pendre. Les marches, les planchers à claire-voie, les grillages tremblaient et grinçaient à chacun des pas des deux hommes.

Une venelle jonchée de détritus donnait directement sur le rez-de-chaussée du bâtiment où s’entassaient les deks. Les constructions adjacentes, anciennement le réfectoire et le bloc sanitaire, avaient été fermées depuis deux ans. On dormait, on mangeait, on se vidait, on s’étripait dans deux mille cellules qui, réparties sur dix étages, contenaient chacune une quarantaine de détenus sur une surface de vingt mètres carrés.

L’odeur se faisait suffocante lorsqu’on venait du dehors et qu’on s’introduisait à l’intérieur du bâtiment. Abzalon et Lœllo, qui ne s’étaient pourtant absentés qu’une nuit, eurent la sensation de pénétrer dans une fosse excrémentielle. Comme ils logeaient au troisième étage, ils durent d’abord franchir un premier couloir sombre, puis tourner deux fois à droite pour rejoindre l’unique escalier tournant qui desservait les autres niveaux. Les baies disposées aux extrémités des couloirs et dépourvues de vitres depuis des lustres constituaient les seules sources de clarté avec les torches de tissu et de peaux séchées de rondat que confectionnaient les deks. De la peinture jaune originelle ne subsistaient que des taches rongées peu à peu par les moisissures et qui s’associaient à la noirceur des pierres, au gris du béton et à la rouille des éléments métalliques pour composer un tableau particulièrement sinistre. Par les portes restées ouvertes, Abzalon et Lœllo virent que la plupart des détenus dormaient encore. Les jambes et les bras de bon nombre d’entre eux dépassaient des couchettes exiguës, s’entremêlaient, dessinaient d’étranges figures géométriques. Certains, éjectés par un codétenu plus corpulent ou plus agressif, dormaient à même le sol au milieu des rigoles d’urine qui s’écoulaient des latrines sommaires dissimulées par un paravent de bois. Des gémissements, des cris étouffés, des éclats de voix s’élevaient au milieu des ronflements. Des rondats effrayés tournaient en rond dans des cages rafistolées avec des morceaux de bois et des pans de grillage. Chaque cellule disposait ainsi de sa réserve de viande fraîche. Les deks égorgeaient les petits rongeurs puis, après avoir bu leur sang, ils se partageaient la viande crue et les viscères. Les insatiables, dont Abzalon, ne dédaignaient pas les intestins, qu’ils vidaient et nettoyaient de façon succincte avec des chiffons piqués au bout d’une tige en fer, et tant pis pour le goût prononcé de merde.

Seul le sexe n’était pas toléré dans les chambrées, qu’il fût le résultat d’un consentement mutuel ou d’un viol. Lœllo avait souvent été traîné à la nuit tombante sur le toit du bâtiment, une immense terrasse où avaient été dressés, à l’aide de matériaux de récupération, des sortes de box à ciel ouvert garnis de vieux matelas. Amant attitré d’un chef de bande ou souffre-douleur d’une poignée de brutes, il avait passé là-haut des heures interminables, douloureuses, humiliantes. Il n’y avait plus remis les pieds depuis qu’Abzalon l’avait pris sous son aile, mais le dégoût de lui-même et des êtres humains en général l’imprégnait désormais comme une odeur indélébile.

Il avait été dévoré par l’inquiétude après avoir tué les deux derniers hommes de Fonch. Il les avait entendus parler avant de les ajuster avec ses étoiles à six branches, en avait déduit que son protecteur leur avait échappé, mais la présence de la mystérieuse créature dans les sous-sols du pénitencier et le danger représenté par les puits bouillants lui avaient fait craindre le pire. Bien qu’Abzalon fût la parfaite antithèse des critères de beauté généralement admis sur Ester, Lœllo l’avait trouvé beau lorsqu’il était sorti de la pénombre de la galerie, nu comme un ver, souillé de terre et de sang séché, précédé d’une âpre odeur d’urine.

La nuit ayant apporté son lot ordinaire de règlements de comptes, de jalousies, de vengeances, de bagarres, ils durent enjamber une quarantaine de cadavres dans les couloirs et les escaliers des niveaux intermédiaires. Des blessés recroquevillés sur le sol agonisaient, d’autres rampaient pour essayer de regagner leur chambrée avant le passage de la morgue automatique. Des groupes d’errants, des détenus qui n’avaient pas trouvé de place dans les cellules, rôdaient dans les zones de pénombre. Ils attendaient que l’A se lève pour identifier les cadavres et prendre d’assaut leurs couchettes.

Abzalon et Lœllo logeaient dans la cellule 672, située au fond d’un couloir et près d’une baie. Des exclamations de surprise saluèrent leur apparition : depuis qu’ils s’étaient installés dans la cellule, c’était la première fois qu’ils passaient la nuit dehors, et les autres les avaient comptés pour morts, au point qu’ils avaient saigné le rondat qui leur était réservé et que deux errants avaient déjà réquisitionné leurs couchettes. Mal réveillés, ceux-là furent happés par la poigne de fer d’Abzalon, soulevés dans les airs et projetés contre le mur avant de comprendre ce qu’il leur arrivait. Le crâne et les vertèbres brisés, ils s’affaissèrent sur le sol en abandonnant une trace rosâtre sur les pierres.

Puis Abzalon promena ses yeux globuleux sur les visages pétrifiés. Chacun voyait la blessure à son flanc, les éraflures sur son dos, chacun en déduisait qu’il avait connu une nuit difficile et qu’il valait mieux ne pas le contrarier.

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