Le chef, rassemblant une fois de plus son courage, porta de son épée une botte à la plus proche radio. Lackland garda le silence, pensant que le résultat du choc sur la pointe de bois suffirait à l’impressionner. Les matelots entrèrent de bon cœur dans le jeu défini par le Volant. Avec ce que Lackland supposa être l’équivalent d’un râle de piété horrifiée, ils se détournèrent de la scène et se couvrirent les yeux de leurs pinces. Un moment après, voyant que plus rien ne se passait, Barlennan offrit un autre morceau de viande, faisant en même temps des gestes destinés à donner l’impression qu’il implorait pour la vie de l’étranger ignorant. Les gens du fleuve étaient très évidemment impressionnés et le chef recula un peu, réunit son groupe, et commença à discuter la situation. Enfin un des conseillers du chef, en ce qui était évidemment une expérience, prit un morceau de viande et le donna à la plus proche radio. Lackland était près d’exprimer des remerciements d’une voix aimable quand Dondragmer intervint.
— Refusez !
Ne sachant pas pourquoi mais se fiant au jugement de l’officier, Lackland augmenta le volume et émit un rugissement de lion. Le donateur fit un bond en arrière, saisi d’une terreur véritable qui ne trompait pas. Alors, sur un ordre sec du chef, il rampa sur ses pas, retira la nourriture offensante, choisit dans le tas un autre morceau et le présenta.
— Parfait.
C’était à nouveau la voix de l’officier, et le Terrien diminua le volume du haut-parleur.
— Qu’est-ce qui n’allait pas tout à l’heure ? demanda-t-il d’un ton calme.
— Je n’aurais pas donné ce morceau au ternee de mon pire ennemi, répondit Dondragmer.
— Je persiste à trouver des analogies entre vos semblables et les miens dans les pires imbroglios, remarqua Lackland. J’espère que le théâtre est fermé pour la nuit. Quand il fait noir, je ne vois pas ce qui se passe. Si quoi que ce soit arrive qui nécessite une réaction de ma part, pour l’amour du ciel, avertissez-moi.
Cette remarque lui était inspirée par l’arrivée du crépuscule, et Barlennan lui assura qu’on continuerait à l’informer. Le capitaine avait recouvré son calme et était de nouveau plus ou moins le maître de la situation.
Le chef passa la nuit en discussions. Sa voix, interrompue à l’occasion par d’autres qui devaient appartenir à ses conseillers, parvenait clairement au Terrien tout là-haut. À l’aube, il était apparemment arrivé à une décision. Il s’était retiré un peu à l’écart de ses conseillers et avait mis bas les armes. À présent, comme le soleil rasait une fois de plus le pont, il avança vers Barlennan, éloignant du geste les gardes de ce dernier à mesure qu’il se rapprochait. Le capitaine, déjà à peu près sûr de ce que l’autre voulait, attendait avec calme. Le chef fit halte lorsque sa tête fut à quelques pouces de celle de Barlennan, garda pendant un moment un silence hautain, puis commença à parler.
Ses paroles étaient toujours aussi incompréhensibles pour les marins, bien évidemment. Mais la mimique qui les accompagnait était assez claire pour donner son sens au discours, même aux yeux des lointains observateurs humains.
Très visiblement, il voulait une radio. Lackland se surprit à se demander sans raison quels pouvaient être les pouvoirs surnaturels que le chef attribuait à l’appareil. Peut-être le voulait-il pour protéger le village de ses ennemis, ou pour porter chance à ses chasseurs. Ce n’était pas vraiment l’important. Plus grave serait son attitude quand sa requête serait refusée. Cela risquait d’être jugé inamical et Lackland ne pouvait s’empêcher d’être inquiet.
Barlennan, montrant ce dont son ami humain pensa que c’était plus du courage que du bon sens, répondit au discours brièvement : un seul mot, et un geste que Lackland avait depuis longtemps appris à reconnaître, formaient la réponse. « Non » fut ainsi le premier terme mesklinite que Lackland comprit sans risque d’erreur, et il l’apprit ce jour-là. Barlennan avait été très catégorique.
Le chef, pour le soulagement d’un observateur au moins, ne prit pas une attitude belliqueuse. Au lieu de cela, il donna un ordre bref à ses compagnons. Plusieurs de ceux-ci déposèrent aussitôt leurs armes et commencèrent à remettre les vivres pillés dans les coffres d’où ils avaient été enlevés. Si ce n’était pas assez de la liberté pour payer une des boîtes magiques, le chef était prêt à donner plus. Barlennan et Lackland avaient la certitude que le gars, pour aussi fort que son instinct de possession ait été réveillé, avait à présent peur d’utiliser la violence.
Lorsque la moitié des vivres eut été restituée, le chef réitéra sa demande. Et lorsqu’elle lui fut refusée comme avant, il eut un geste étonnamment humain de résignation et ordonna à ses hommes de rendre le reste. Lackland commençait à se sentir mal à l’aise.
— Que croyez-vous qu’il fera quand vous aurez refusé, Barl ? demanda-t-il doucement.
Le chef regardait la boîte avec espoir. Peut-être s’entretenait-elle avec son propriétaire, lui ordonnant de donner aux ravisseurs ce qu’ils voulaient.
— Je n’en sais pas assez pour avancer un pronostic, répondit le Mesklinite. Avec de la chance, ils nous apporteront encore des choses du village pour augmenter le prix. Mais je ne suis pas sûr que la chance me suivra jusque-là. Si la radio était moins importante, je la lui céderais dès à présent.
— Pour l’amour de Dieu ! explosa alors l’ethnologue assis à côté de Lackland. Avez-vous fait tout ce cirque, risqué votre vie et celle de vos compagnons uniquement pour ne pas lâcher un téléviseur à bon marché ?
— Bon marché, je ne dirais pas, murmura Lackland. Ils ont été conçus pour résister aux pôles de Mesklin, sous l’atmosphère de Mesklin, et pour être utilisés par les natifs de Mesklin.
— Ne chicanez pas ! dit aigrement le spécialiste des civilisations. Pourquoi ces appareils sont-ils là-bas si ce n’est pour obtenir des informations ? Donnez-en un à ce sauvage ! Où pourrait-il être mieux situé ? Et comment pourrions-nous, mieux que par cet œil, observer la vie quotidienne d’une race complètement étrangère ? Parfois, vous m’étonnez, Charles !
— Cela en laissera trois en possession de Barlennan, dont un doit absolument parvenir au pôle Sud … Je comprends votre argument, mais je pense qu’il vaudrait mieux avoir l’accord de Rosten avant d’en laisser un dès le début du trajet.
— Pourquoi ? Qu’a-t-il à voir là-dedans ? Contrairement à Barlennan, il ne risque rien, et se moque pas mal d’observer cette société, ce qui n’est pas le cas de certains d’entre nous. Je vous dis de le donner ! Je suis sûr que Barlennan veut le donner. Et il me semble que, dans tous les cas, Barlennan doit avoir le dernier mot.
Le capitaine, qui avait entendu ceci, intervint.
— Vous oubliez, ami de Charles, que les radios ne m’appartiennent pas. Charles m’a permis de les prendre, sur ma suggestion bien sûr, comme une mesure de sécurité, de façon à ce qu’au moins l’une d’entre elles atteigne son but même si des incidents inévitables me dépossédaient des autres. Il me semble que c’est lui, et non moi, qui devrait avoir la décision finale.
Lackland répondit immédiatement.
— Agissez au mieux, Barl. Vous êtes sur place. Vous connaissez votre monde et ses habitants mieux qu’aucun d’entre nous ne peut espérer y parvenir. Et si vous décidez de donner un appareil à ces gens, cela même rendra service à mes amis, vous l’avez entendu.
— Merci, Charles.
Le capitaine avait pris sa décision au moment où le Volant achevait de parler. Par bonheur le chef, captivé par la conversation, oubliait ses propres intérêts pendant qu’elle se poursuivait. Barlennan, maintenant, joua la comédie jusqu’au bout. Il appela plusieurs membres de son équipage et donna des ordres brefs.
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