Ensuite, c’est lui qui a dit : « Je vais m’installer pas très loin d’ici. Vous pourrez venir me voir les week-ends. »
Lloyd se tut. Michiko eut un sourire compréhensif.
— Tu l’as vu souvent, après qu’il a déménagé ? demanda-t-elle après quelques secondes.
— Il n’a pas déménagé.
— Mais tes parents ont divorcé, non ?
— Oui… six ans plus tard. Mais après la grande annonce, il n’a pas déménagé. Il n’est pas parti.
— Alors tes parents se sont raccommodés ?
— Non, non. Les disputes ont continué. Mais ils n’ont plus jamais évoqué son déménagement. Dolly et moi, nous attendions qu’il s’en aille. Pendant des mois, en fait pendant ces six années, nous avons pensé qu’il pouvait partir à tout moment. Il n’y avait jamais eu de date précisée pour son départ, après tout : ils n’avaient jamais dit quand il s’en irait. Quand enfin ils se sont séparés, ça presque été un soulagement. J’aime mon père, et ma mère, mais c’était trop dur à supporter. (Il s’interrompit un instant.) Et un mariage comme celui-là, un mariage qui tourne mal… Je suis désolé, Michiko, mais je ne pense pas que je pourrais revivre quelque chose de semblable.
Chapitre 10
Jour 3 : jeudi 23 avril 2009
FLASH INFOS
Le procureur général du bureau de Los Angeles a abandonné toutes les procédures relatives aux délits en instance afin de libérer le personnel judiciaire et lui permettre de faire face au flot d’inculpations liées aux pillages qui ont eu lieu après le Flashforward.
* * *
Le département de philosophie de l’université de Witwatersrand, en Afrique du Sud, a enregistré un nombre record de demandes de calendrier des cours.
* * *
Amtrak aux États-Unis, Via Rail au Canada et British Rail annoncent une augmentation importante du volume de passagers. Aucun des trains de ces compagnies n’a eu d’accident pendant le Flashforward.
* * *
L’Église des Saintes visions, ouverte hier à Stockholm, en Suède, revendique déjà douze mille adhérents dans le monde entier, ce qui fait d’elle la religion à plus forte croissance de la planète.
* * *
L’Association du barreau américain évoque un accroissement spectaculaire des demandes de rédaction et de réécriture de testaments.
Le lendemain, Théo et Michiko travaillèrent à la mise sur pied de leur site Web destiné à accueillir le récit des visions. Ils avaient décidé de le baptiser « projet Mosaïque », à la fois en l’honneur du premier navigateur public du Web, depuis longtemps abandonné, et comme une reconnaissance du fait maintenant clairement établi, grâce aux efforts des chercheurs et des journalistes du monde entier, que chaque vision individuelle constituait une petite pierre dans l’immense portrait mosaïque de l’année 2030.
Sa chope à la main, Théo but une gorgée de café avant de demander :
— Je peux vous poser une question en rapport avec votre vision ?
Michiko regarda les montagnes par la fenêtre.
— Bien sûr.
— Cette fillette avec qui vous vous trouviez. C’est votre fille, vous pensez ?
Il avait presque failli dire « votre nouvelle fille », mais heureusement il s’était censuré à temps.
Elle haussa très légèrement les épaules.
— Apparemment.
— Et… et c’est la fille de Lloyd, aussi ?
La question sembla étonner la Japonaise.
— Bien sûr, répondit-elle, mais sa voix était hésitante.
— Parce que Lloyd…
Michiko se raidit.
— Il vous a raconté sa vision, c’est ça ?
Théo se rendit compte qu’il venait de mettre le doigt dans l’engrenage.
— Non, pas exactement. Seulement qu’il se trouvait en Nouvelle-Angleterre…
—… avec une autre femme. Oui, je suis au courant.
— Je suis sûr que ça ne veut rien dire. D’ailleurs j’ai la certitude que ces visions ne se réaliseront pas.
De nouveau, Michiko se plongea dans la contemplation des montagnes. Théo se surprenait à le faire de plus en plus souvent, lui aussi. Elles offraient un spectacle rassurant, solide, une permanence, une absence de changement. Il trouvait leur vue apaisante et tout autant l’idée qu’elles étaient là non pas depuis des décennies, mais depuis des millénaires.
— Vous savez, dit-elle, j’ai déjà divorcé une fois. Je ne suis pas assez naïve pour croire que tous les mariages durent éternellement. Peut-être que Lloyd et moi nous séparerons, à un moment ou un autre. Qui sait ?
Théo détourna la tête. Il était incapable de soutenir son regard et incertain quant à sa réaction s’il formulait les paroles qui fusaient dans son esprit.
— Il serait fou de vous laisser partir, fit-il platement.
Sa main libre était posée sur la table. Soudain il sentit celle de Michiko qui la tapotait affectueusement.
— Eh bien, merci, dit-elle.
Il osa alors la regarder et il vit qu’elle lui souriait.
— C’est la chose la plus gentille qu’on m’ait jamais dite.
Elle rompit le contact… mais seulement après quelques instants délicieux.
Lloyd Simcoe sortit du centre de contrôle du LHC et se dirigea vers le bâtiment abritant l’administration centrale. En temps normal il fallait compter un quart d’heure pour effectuer le trajet, mais cette fois il mit une demi-heure car il fut arrêté à trois reprises par des physiciens qu’il croisait. Ils lui demandèrent si l’expérience avec le LHC avait pu provoquer ce déplacement temporel, ou lui proposèrent des modèles théoriques pour expliquer le Flashforward. C’était une très belle journée de printemps, fraîche, avec de majestueuses montagnes de cumulonimbus dans le ciel d’un bleu vif qui rivalisaient avec les pics visibles à l’est.
Il pénétra enfin dans les locaux de l’administration et s’orienta pour trouver le bureau de Béranger. Bien entendu, il avait pris rendez-vous, d’ailleurs il avait déjà quinze minutes de retard. Mais le CERN était une structure complexe et en aucune manière vous ne pouviez passer voir le directeur général sur une simple envie.
La secrétaire de Béranger lui dit d’entrer immédiatement, ce que Lloyd fit. Dans la vaste pièce située au troisième étage, la baie vitrée donnait sur le campus du CERN. Béranger se leva de son bureau et alla s’installer à la longue table de conférence en grande partie occupée par les comptes-rendus, fichiers et documents consacrés au Flashforward. Lloyd s’assit face à lui.
— Oui ? dit Béranger.
— Je veux rendre la chose publique, déclara le visiteur sans préambule. Il faut dire au monde entier quel a été notre rôle dans ce qui s’est passé.
— Absolument pas. C’est hors de question.
— Mais enfin, Gaston, nous devons clarifier la situation !
— Vous n’avez aucune certitude que c’est notre faute, Lloyd. Vous ne pouvez pas le prouver, d’ailleurs personne ne le peut. Les téléphones n’arrêtent pas de sonner, bien sûr. J’imagine que chaque scientifique au monde reçoit des appels des médias pour lui demander son opinion sur ce qui est arrivé. Mais personne n’a établi de lien avec nous, pour l’instant. Et avec un peu de chance, personne ne le fera.
— Allons ! Théo m’a dit que vous étiez arrivé en trombe dans le centre de contrôle du LHC juste après le Flashforward. Dès le premier instant, vous avez su que c’était nous.
— Parce que je pensais qu’il s’agissait d’un phénomène localisé. Mais quand j’ai appris qu’il était mondial, j’ai révisé ma position. Vous pensez que nous étions la seule installation scientifique à faire quelque chose d’intéressant à ce moment précis ? J’ai vérifié. Le Kôh Ene Ken au Japon menait une expérience qui avait débuté cinq minutes avant le Flashforward. Le Stanford Linear Accelerator Center expérimentait une collision de particules, lui aussi. Le Sudbury Neutrino Observatory a relevé une éruption de neutrinos juste avant 17 heures. Au même moment, en Italie, on a enregistré une secousse sismique d’amplitude 3,4 sur l’échelle de Richter. Un nouveau réacteur nucléaire a été mis en service à 17 heures précises. Et Boeing menait une série de tests sur un moteur de fusée.
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