« Le décès de Punter indique clairement que le futur n’est pas fixe. Il a eu une vision et pourtant il n’est plus là pour voir un jour sa vision devenir réalité. »
Lloyd était encore énervé par son entretien avec Béranger et il se surprit à froisser la feuille en boule pour la jeter ensuite à travers la pièce. Un prof de philo !
La mort de Punter ne prouvait rien, bien évidemment. Son récit était purement anecdotique, sans aucune preuve pour l’étayer, aucun journal ou programme télé aperçu qu’on aurait pu comparer aux autres témoignages ayant un lien avec les mêmes faits, et personne d’autre ne semblait l’avoir vu dans sa vision. Un homme de quarante-sept ans pouvait facilement être mort dans vingt et un ans. Il pouvait avoir inventé cette vision — qui de plus ne nécessitait pas une imagination folle — plutôt que d’avouer n’en avoir eu aucune. Michiko l’avait dit, Théo avait sans doute anéanti toutes ses chances de signer une assurance-vie quand il avait révélé son absence de vision. Punter avait peut-être décidé qu’il valait mieux prétendre en avoir eu une, plutôt qu’admettre qu’il serait mort dans vingt et un ans.
Lloyd soupira. Ils n’auraient pas pu s’adresser à un scientifique pour commenter ce sujet ? Quelqu’un qui comprenait réellement ce qu’était une preuve ?
Un prof de philo. Arrêtez de dire n’importe quoi, bordel…
Michiko se concentrait sur l’installation du site Web, pendant que Théo effectuait des simulations informatisées de la collision du LHC sur un autre ordinateur, tout en se libérant dès que la jeune femme avait besoin de son aide. Le CERN disposait bien sûr des derniers outils-auteurs, mais il demeurait beaucoup à faire manuellement, y compris la rédaction de descriptions de différentes longueurs à soumettre aux centaines de moteurs de recherche disponibles dans le monde. Elle estimait que tout serait fonctionnel dans un jour ou deux.
Une fenêtre s’ouvrit sur le moniteur de Théo, annonçant l’arrivée d’un mail. En temps normal il aurait attendu une meilleure occasion pour en prendre connaissance, mais le titre accrocha instantanément son attention : « Betreff Ihre Ermordung », c’est-à-dire, en allemand : « Re : Votre meurtre ».
Théo afficha le message. Celui-ci était rédigé en allemand, mais le jeune homme ne rencontra aucune difficulté pour le lire. Il songea que Michiko ne parlait pas l’allemand et il le traduisit pour elle.
— C’est une femme qui habite à Berlin, expliqua-t-il. Elle écrit quelque chose comme : « J’ai vu votre post sur un newsgroup que je lis souvent. Vous cherchez des gens qui pourraient savoir quelque chose concernant votre assassinat. Justement, une personne qui vit dans le même immeuble que moi est dans ce cas. Nous nous sommes tous rassemblés dans le hall après la chose qui est arrivée à tout le monde et nous avons échangé nos visions. Dans la sienne, un homme que je ne connais pas très bien et qui habite à l’étage au-dessus du mien regardait les infos à la télé, et on parlait du meurtre d’un physicien. J’ai cru qu’il a dit que ça s’était passé à Lucerne, mais en lisant votre post je me suis rendu compte qu’il avait dit : CERN. Jamais entendu parler, j’avoue. Bref, je lui ai fait suivre une copie de votre message, mais je ne sais pas s’il vous contactera. Il s’appelle Wolfgang Rusch et vous pouvez l’appeler au… » Suit son numéro. Voilà, c’est tout ce qu’elle dit.
— Qu’allez-vous faire ? demanda Michiko.
— Contacter ce type.
Il décrocha son téléphone et tapa son code personnel de débit pour les appels à longue distance, puis il composa le numéro qui brillait toujours sur l’écran.
FLASH INFOS
Une journée de deuil national a été décrétée aux Philippines en hommage au président Maurice Maung et à tous les autres Philippins qui ont péri pendant le Flashforward.
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Un groupe se faisant appeler « Coalition du 21 avril » a entamé une vaste opération de lobbying auprès du Congrès afin que soit approuvée la création d’un mémorial sur le mail de Washington en l’honneur des Américains décédés durant le Flashforward. Il propose une mosaïque géante représentant une vue sur Times Square à New York, tel qu’il sera apparemment en 2030, d’après les visions de milliers de personnes qui ont décrit ce lieu. Il y aurait une tuile de mosaïque pour chaque victime de l’événement, avec son nom gravé au laser.
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Castle Rock Entertainment a annoncé que la sortie de son très attendu blockbuster de l’été, Catastrophe, était reportée à une date plus appropriée.
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Le sentiment séparatiste au Québec n’a jamais été aussi faible, selon un sondage réalisé par la revue Maclean’s : « L’apparente certitude que le Québec fera toujours partie du Canada dans vingt-et-un ans a poussé nombre de séparatistes jusque-là irréductibles à jeter l’éponge », observe un éditorial de Maclean’s.
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Dans l’intention de soulager les médecins qui soignent les personnes blessées physiquement pendant le Flashforward, la Food and Drug Administration américaine a autorisé la vente libre de onze antidépresseurs qui nécessitaient auparavant une ordonnance, et ce pour une période d’une année.
Ce soir-là, ils s’installèrent une nouvelle fois sur le canapé, dans l’appartement de Lloyd. Un paquet d’imprimés et de dossiers épais de cinq centimètres qu’il avait rapporté à la maison était posé sur la table basse. Michiko n’avait pas pleuré depuis qu’ils étaient arrivés ici, mais elle craquerait sans doute avant de s’endormir, comme les deux dernières nuits. Il s’efforçait de faire au mieux : il ne tentait pas d’éviter le sujet de Tamiko — ce qui serait revenu à nier qu’elle ait jamais existé, il le savait —, mais il n’en parlait que si Michiko elle-même mentionnait son prénom.
Et il voulait encore plus éviter le sujet de leur mariage au regard de leurs visions, et de tous les doutes qui dansaient une sarabande effrénée dans leurs esprits. C’est pourquoi ils restaient assis là, qu’il la prenait dans ses bras quand elle en avait besoin et qu’ils parlaient d’autres choses.
— Gaston Béranger m’a gratifié d’un exposé magistral sur le rôle de la science, aujourd’hui, disait Lloyd. Et, bon sang, il a fini par me convaincre qu’il était dans le vrai. Nous avons dit des trucs aberrants, nous autres scientifiques. Nous avons sciemment utilisé un vocabulaire insidieux pour faire croire aux gens que nous faisons des choses qu’en réalité nous ne savons pas faire.
— Je reconnais que nous nous sommes assez mal débrouillés pour ce qui est de présenter des vérités scientifiques au public, répondit Michiko. Mais… si le CERN est responsable…, Si tu es…
Si tu es responsable…
C’était évidemment ce qu’elle aurait dit si elle ne s’était pas interrompue. Si tu es responsable…
Oui, s’il était responsable — si son expérience, enfin la sienne et celle de Théo, avait d’une façon ou d’une autre provoqué toutes ces morts, toute cette destruction, le décès de Tamiko…
Il s’était juré de ne jamais rendre Michiko triste, de ne jamais lui infliger ce que Hiroshi lui avait fait subir. Mais si cette expérience avait été le déclencheur qui avait abouti, indirectement certes, sans le vouloir bien sûr, à la mort de Tamiko, alors il avait fait bien plus de mal à Michiko que l’indifférence et la négligence de Hiroshi.
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