Wolfgang Rusch avait paru assez peu enclin à se livrer au téléphone, tant et si bien que Théo avait fini par lui annoncer tout à trac qu’il allait venir le voir en Allemagne. Berlin n’était qu’à huit cent cinquante kilomètres de Genève. Il pouvait couvrir cette distance en une journée de voiture, mais il décida d’appeler une agence de voyage, au cas où il resterait une place de dernière minute et donc pas trop chère sur un vol quelconque.
Il se trouva qu’il restait beaucoup de places.
Oui, il y avait bien eu une légère réduction de la flotte aérienne. Certains appareils s’étaient écrasés, même si la grande majorité des trente-cinq mille avions commerciaux en vol avaient poursuivi tranquillement leur route, sans intervention du pilote. Et oui, il y avait un afflux de gens qui n’avaient d’autre choix que ce moyen de transport pour satisfaire à des urgences familiales.
Mais, selon l’agent de voyage, tous ceux qui le pouvaient préféraient rester chez eux. Des centaines de milliers de passagers refusaient d’embarquer alors qu’ils avaient réservé des places sur ces vols. Qui aurait pu leur en vouloir ? Si le black-out se reproduisait, d’autres avions s’écraseraient. La Swissair avait renoncé aux restrictions habituelles : pas de réservation nécessaire, aucune durée minimum pour le séjour, et elle avait quadruplé le nombre des points fidélité. Les premiers clients de classe économique à embarquer étaient même invités à occuper les sièges libres en classe affaires, sans surcoût. Théo n’eut donc aucune difficulté à prendre le premier vol disponible et quatre-vingt-dix minutes plus tard il atterrissait à Berlin. Il avait occupé cette heure et demie à simuler des collisions de noyaux de plomb sur son ordinateur portable.
Quand il arriva à l’appartement de Rusch, il était un peu plus de 20 heures.
— Merci d’avoir accepté de me recevoir, dit-il.
Rusch était un homme de trente-cinq ans environ, mince, blond, avec des yeux de la couleur du graphite. Il fit un pas de côté pour laisser entrer le Grec dans son petit appartement, mais il ne paraissait pas du tout enchanté de cette visite.
— Je dois vous avouer que j’aurais préféré que vous ne veniez pas, dit-il en anglais. Je passe par une période très difficile.
— Ah ?
— J’ai perdu ma femme pendant le… bah, je ne sais pas comment vous l’appelez. La presse allemande l’a baptisé « Der Zwischenfalh, « l’incident », et je trouve le terme totalement inadapté.
— Je suis désolé.
— J’étais ici, à la maison, quand ça s’est produit. Je n’enseigne pas le mardi.
— Vous enseignez ?
— Je suis maître de conférences en chimie. Mais ma femme… elle a été tuée alors qu’elle rentrait de son travail.
— Je suis vraiment désolé, dit Théo, avec sincérité.
— Ça ne la fera pas revenir, bougonna Rusch.
Théo acquiesça. Il ne pouvait que lui concéder ce point. Cependant il était content que Béranger ait jusqu’ici réussi à empêcher Lloyd de faire une déclaration publique impliquant le CERN dans l’accident. Il doutait que Rusch ait accepté de lui parler s’il avait été au courant du rapport.
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— Un tuyau. J’en ai reçu pas mal. Les gens ont l’air intrigué par ma… ma quête. Quelqu’un m’a envoyé un e-mail disant que dans une réunion de locataires vous aviez parlé de votre vision et que dans celle-ci vous aviez entendu parler de ma mort, à la télévision.
— Qui ?
— Un de vos voisins. Je ne pense pas que son identité soit importante.
Si Théo n’avait pas juré de garder secrète l’identité de sa source, il ne lui semblait pas non plus très prudent de la révéler.
— S’il vous plaît, dit-il, j’ai fait un long voyage qui m’a coûté cher, uniquement pour m’entretenir avec vous. Vous pouvez certainement m’en apprendre plus que ce que vous m’avez dit au téléphone.
Rusch lui donna l’impression de se radoucir un peu.
— Je suppose que oui. Bon, je suis désolé. Vous n’avez pas idée à quel point j’aimais ma femme.
Théo survola la pièce du regard. Il y avait une photo encadrée sur un rayonnage bas. Rusch y paraissait dix ans de moins que maintenant et il était en compagnie d’une belle brune.
— C’est elle ? demanda-t-il.
Rusch sursauta légèrement, comme s’il croyait que Théo lui désignait sa femme, en chair et en os, miraculeusement revenue à la vie. Puis ses yeux se posèrent sur la photo.
— Oui.
— Elle est très jolie.
— Merci.
Théo patienta quelques instants avant d’aborder le sujet qui lui tenait à cœur.
— J’ai parlé avec quelques personnes qui dans leur vision lisaient des articles de journaux ou des infos sur le Net concernant mon… mon meurtre, mais vous êtes le premier que je trouve à avoir vu quelque chose à la télé. S’il vous plaît, vous pouvez me dire ce que vous avez vu ?
Rusch invita enfin son visiteur à s’asseoir et c’est ce que fit Théo, à côté de la photo de feue Frau Rusch. Sur la table basse il y avait un bol débordant de raisin. Probablement la nouvelle variété génétiquement modifiée qui restait succulente même sans réfrigération.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, commença Rusch. Sauf un truc assez bizarre, maintenant que j’y pense. Les infos n’étaient pas en allemand, mais en français. Et ici, on n’a pas beaucoup de nouvelles en français.
— Il y avait un indicatif d’appel ou le logo d’une chaîne ?
— Sûrement… mais je n’y ai pas prêté attention.
— Le présentateur, vous l’avez reconnu ?
— La présentatrice. Non. Elle était très pro. Très précise. Il n’y a rien d’étonnant à ce que je ne l’aie pas reconnue : elle n’avait pas trente ans, ce qui veut dire qu’aujourd’hui elle n’en a même pas dix.
— Ils n’ont pas précisé son nom en incrustation ? Si je pouvais la retrouver aujourd’hui, dans sa vision elle serait en train de présenter les infos et elle pourrait se rappeler quelque chose qui vous a échappé.
— Je ne regardais pas les infos en direct. C’était une rediff. Quand ma vision a commencé, je faisais défiler l’enregistrement. Mais je n’utilisais pas de télécommande : en fait, la magnéto réagissait à ma voix. Et ce n’était pas une cassette vidéo. L’image accélérée était parfaite, très stable, sans tressautements… Bref, dès qu’une image est apparue derrière la présentatrice, une image de vous, même si vous étiez plus vieux que maintenant, évidemment, j’ai arrêté le défilement rapide et je me suis mis à regarder. Il y avait une légende sous la photo : « Un savant tué » ; je crois que ce titre m’a intrigué, vu que je suis moi aussi un savant, vous comprenez.
— Et vous avez vu le sujet dans son intégralité ?
— Oui.
Une pensée s’imposa d’un coup à Théo. Si Rusch avait vu le sujet dans son entier, cela signifiait que celui-ci avait duré moins de deux minutes. Bien sûr, trois minutes dans un JT, c’était proche de l’éternité, mais toute son existence résumée en moins d’une minute quarante-trois secondes…
— Qu’a dit la journaliste ? demanda Théo. Tout ce dont vous pourrez vous souvenir me sera d’une grande aide.
— Franchement, je ne me souviens pas de grand-chose. Mon futur moi était peut-être intéressé, mais, bon, je suppose que je paniquais. Je veux dire… Qu’est-ce qui m’arrivait, vous comprenez ? J’étais assis à la table de la cuisine, là-bas, et je buvais mon café en lisant des copies d’élèves quand d’un coup tout a changé. La dernière chose qui m’intéressait était de prêter attention aux détails d’un fait divers sur un inconnu.
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