Théo sourit brièvement. D’après lui, l’accent de Moot était en fait très prononcé. Mais les deux tiers de la population suisse parlaient allemand, contre dix-huit pour cent qui s’exprimaient régulièrement en français. Certes, Genève se trouvait dans la partie francophone du pays, cependant il n’y aurait rien eu d’inhabituel à ce que deux personnes dont la langue natale était l’allemand bavardent entre eux dans cette langue. L’usage de l’anglais, en revanche…
— Ils ont dit quelque chose à propos d’une blessure d’entrée ? demanda Théo.
— Une quoi ?
— Une blessure d’entrée.
Pour le moment, ils conversaient en français. Théo espérait qu’il employait l’expression correcte dans cette langue.
— Tu sais, là où la balle est entrée dans le corps.
— Les balles, corrigea Helmut junior.
— Pardon ?
— Les balles. Il y en avait trois. (Il se tourna vers sa mère.) C’est ce que l’homme avec la blouse a dit.
Trois balles, songea Théo. Quelqu’un souhaitait vraiment ma mort…
— Et les blessures d’entrée ? insista-t-il. Ils ont dit où les balles sont entrées ?
— Dans la poitrine.
Donc j’ai vu mon assassin.
— Il y a autre chose que tu peux me dire ?
— J’ai dit quelque chose, répondit l’enfant.
— Quoi ?
— Je veux dire, j’ai eu l’impression que je parlais. Mais ce n’était pas ma voix. Elle était trop grave, vous comprenez ?
Une voix d’adulte. Bien sûr.
— Et qu’est-ce que tu as dit ?
— Qu’il avait été tué à courte portée.
— Comment l’as-tu su ?
— Je ne sais pas… Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Les mots sont juste sortis de ma bouche.
— Est-ce que le médecin légiste, l’homme avec la blouse, est-ce qu’il a dit quelque chose après ça ?
L’enfant s’assit sur le lit et leur fit face.
— Non, il a juste fait « oui » avec la tête. Comme s’il était d’accord avec moi.
— Bon, mais est-ce qu’il a dit quelque chose qui t’a poussé à voir que c’était à courte portée ?
— Je ne comprends pas, dit le garçon. Maman, il faut vraiment que je continue à en parler ?
— S’il te plaît, répondit Frau Drescher. Nous aurons de la glace pour le dessert. Mais aide ce gentil monsieur encore quelques minutes, d’accord ?
Helmut junior fronça les sourcils, comme s’il mettait en balance ses efforts et l’attrait d’une glace au dessert.
— Il a dit que vous avez été tué pendant un match de boxe.
Théo était très surpris. Il était peut-être arrogant, il se mettait sans doute un peu trop en avant, parfois, mais jamais dans sa vie d’adulte il n’avait frappé un autre être humain. En fait, il estimait être plutôt pacifiste et après l’obtention de son diplôme il avait refusé plusieurs offres lucratives émanant de sociétés d’armement. Il n’avait jamais assisté à un match de boxe, d’ailleurs il jugeait que c’était moins un sport qu’une activité digne des animaux.
— Tu es bien sûr que c’est ce qu’il a dit ? demanda-t-il.
Il regarda de nouveau l’affiche de Rocky sur la porte, et puis le mur au-dessus du lit de Moot, où s’étalait un poster du champion poids lourd Evander Holyfield. Et si l’enfant mélangeait ses rêves et sa vision ?
— Oui oui, dit le gamin.
— Mais pourquoi me tirerait-on dessus pendant un match de boxe ?
Helmut junior haussa les épaules.
— Tu te souviens d’autre chose ?
— Il a dit que quelque chose était vraiment tout petit.
— Quelque chose était tout petit ?
— Ouais. Seulement neuf millimètres.
Théo se tourna vers la mère.
— C’est un calibre. Je pense que c’est en rapport avec le diamètre du canon.
— Je déteste les armes à feu, déclara Frau Drescher.
— Moi aussi, affirma Théo avant de revenir à l’enfant. Qu’est-ce qu’ils ont dit d’autre ?
— « Glock ». L’homme n’arrêtait pas de dire ça : « Glock ».
— C’est une marque d’armes. Autre chose ?
— Un truc sur la dalistique…
— Dal… ? Tu veux dire « balistique » ?
— Peut-être. Ils allaient envoyer les balles à la dalistique. C’est une ville ?
Théo secoua la tête.
— Est-ce qu’ils ont dit autre chose à propos des balles ?
— Elles étaient américaines. L’homme a dit qu’il y avait écrit « Remington » sur les douilles, et moi j’ai dit, comme si je savais de quoi je parlais : « américaines », et il a fait « oui » de la tête.
— Est-ce qu’ils ont dit autre chose ? Quand ils examinaient ma poitrine ?
L’enfant blêmit.
— Il y avait tout plein de sang et tout ça. Je…
Frau Drescher serra son fils contre elle.
— Je suis désolée, Herr Procopides, mais je pense que ça suffit.
— Mais…
— Non. Vous devriez partir, maintenant.
Théo vida lentement ses poumons de tout l’air qu’ils contenaient. Il plongea la main dans une poche, en ressortit une de ses cartes de visite et s’approcha du lit.
— Moot, c’est pour me contacter. Garde cette carte, s’il te plaît. Et si un jour, n’importe quand, même dans des années, il t’arrive quelque chose et que tu penses que je devrais être mis au courant, je t’en prie, passe-moi un coup de fil. C’est très, très important pour moi.
Le gamin baissa les yeux sur le petit rectangle de bristol. On ne lui avait probablement encore jamais donné de carte de visite.
— Prends-la. Prends la carte. Elle est à toi, garde-la.
Dans un mouvement hésitant, Helmut junior la lui prit de la main.
Théo en donna une autre à sa mère, les remercia tous deux et s’en alla.
FLASH INFOS
Darren Sunday, vedette de la série télévisée Dale Rice sur NBC, est décédé aujourd’hui des suites de ses blessures, après sa chute pendant le phénomène. Le tournage de la prochaine saison a été suspendu.
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La Commission autoroutière de l’État de New York indique que le carambolage impliquant soixante-douze véhicules près de la sortie 44 (Canandaigua) n’a toujours pas été dégagé. Les voies en direction de l’ouest demeurent bloquées. Les automobilistes sont priés de choisir des itinéraires alternatifs.
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À Londres, un groupe de dix mille musulmans, dont les prières privées ont été interrompues par le Flashforward, se sont réunis aujourd’hui à Piccadilly Circus pour se tourner vers La Mecque et prier en masse.
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Le pape Benoît XVI a annoncé un programme épuisant de déplacements internationaux. Il invite catholiques comme non catholiques à assister aux messes qu’il dirigera afin d’apporter la consolation à quiconque a perdu un être cher pendant le Flashforward. Questionné sur l’éventualité que 109 le Flashforward soit d’essence miraculeuse ou divine, le souverain pontife a réservé sa réponse.
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L’UNICEF est intervenu pour aider les agences d’adoption nationales débordées afin de trouver des foyers aux enfants devenus orphelins après le Flashforward.
Bien que le CERN soit en pleine ébullition, car chaque chercheur avait sa théorie personnelle sur ce qui était arrivé, Lloyd et Michiko rentrèrent tôt à la maison. Personne ne pouvait les critiquer après la mort de Tamiko. « La maison », une fois encore, fut sans qu’il soit nécessaire d’en discuter l’appartement de Lloyd, à Saint-Genis.
Michiko était toujours sujette à des crises de larmes, espacées maintenant de quelques heures, et Lloyd avait enfin trouvé le temps de s’enfermer à clé dans son bureau, pour poser la tête sur ses bras et pleurer son chagrin, lui aussi. Parfois les larmes aidaient à évacuer la douleur. Pas cette fois.
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