Si le jeune Moot avait sept ans aujourd’hui, il en aurait vingt-huit au moment de la mort de Théo, c’est-à-dire qu’il serait plus âgé d’un an que le Théo actuel. Et il était inutile de demander s’il voulait devenir policier quand il serait adulte. À sept ans, tous les garçons en rêvent.
— Je ne voudrais surtout pas abuser de votre gentillesse, mais me serait-il possible de le voir ?
— Je ne sais pas trop… Peut-être vaudrait-il mieux attendre que mon mari rentre.
— Si vous préférez, dit Théo.
Elle semblait s’attendre qu’il insiste, qu’il soit disposé à patienter parut dissiper ses craintes.
— Très bien, dit-elle, entrez. Mais je dois vous prévenir : Moot est très réservé depuis ce… cette chose, hier. Et comme il a très mal dormi cette nuit, il est plutôt difficile.
— Je comprends.
Il entra. L’intérieur était lumineux, spacieux, avec une vue magnifique sur le lac Léman. Helmut père devait vendre beaucoup de chaussures.
L’escalier était composé de marches horizontales sans support vertical. Mme Drescher s’arrêta devant les premières et appela :
— Moot ! Moot ! Il y a quelqu’un qui voudrait te voir !
Puis elle se tourna vers son visiteur.
— Vous ne voulez pas vous asseoir ?
Elle lui désigna un fauteuil bas en bois avec des coussins blancs, coordonné au canapé voisin. Il s’assit, La femme retourna au pied de l’escalier, derrière Théo à présent, et appela de nouveau son fils.
— Moot ! Descends ! Il y a quelqu’un qui veut te voir.
Elle revint dans le champ de vision de son visiteur et lui adressa une moue de mère-qui-fait-ce-qu’elle-peut.
Finalement il y eut un bruit de pas légers sur les marches en bois. Le garçon descendait rapidement. Il avait peut-être hésité à répondre à l’ordre de sa mère, mais, comme la plupart des enfants de son âge, il estimait sans doute qu’un escalier était fait pour être dévalé.
— Ah, Moot, dit Frau Drescher. Voici Herr Proco…
Théo tourna la tête pour regarder le gamin. À la seconde où celui-ci vit son visage, il hurla et remonta à l’étage si vite que les marches en tremblèrent.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? lui lança sa mère avant qu’il disparaisse.
Dès qu’il eut atteint l’étage, l’enfant claqua une porte derrière lui.
— Je suis vraiment désolée, dit la mère en reportant son attention sur le Grec. Je ne sais pas ce qui lui a pris.
Théo ferma les yeux une seconde.
— Je crois savoir, moi. Je ne vous ai pas tout dit, Frau Drescher. Je… Dans vingt et un ans, je serai mort. Et votre fils, Helmut Drescher, sera inspecteur dans la police genevoise. C’est lui qui enquêtera sur mon assassinat.
La femme devint aussi pâle que les neiges éternelles du Mont Blanc.
— Mein Gott, murmura-t-elle.
— Il faut que vous me laissiez parler à Helmut, reprit-il. Il ma reconnu, ce qui prouve que sa vision a un rapport avec moi.
— Ce n’est qu’un petit garçon.
— J’en suis bien conscient… mais il a des renseignements concernant mon meurtre. J’ai besoin de savoir tout ce qu’il sait.
— Un enfant ne peut rien comprendre à tout ça.
— Je vous en prie, Frau Drescher. S’il vous plaît… C’est de ma vie que nous parlons.
— Il n’a rien voulu dire de sa… de sa vision, répondit-elle. Ça l’a visiblement traumatisé, mais il ne veut pas en parler.
— S’il vous plaît. Je dois savoir ce qu’il a vu.
Elle réfléchit un long moment puis, comme si elle pensait que c’était une erreur, elle dit :
— Venez avec moi.
Elle gravit l’escalier et Théo la suivit. Al’étage, il y avait quatre pièces : une salle de bains, deux chambres dont les portes étaient ouvertes, et la dernière, avec la porte fermée ornée d’une affiche de Rocky. Frau Drescher fit signe à Théo de reculer un peu dans le couloir. Il s’exécuta et elle alla tambouriner doucement au visage de Stallone.
— Moot ! Moot, c’est maman. Je peux entrer ?
Pas de réponse.
Elle posa la main sur la poignée en laiton et la tourna lentement, avant de passer timidement la tête par l’embrasure.
— Moot ?
Une voix assourdie, comme si l’enfant s’était jeté à plat ventre sur son lit et avait enfoui sa tête dans l’oreiller.
— Le monsieur est toujours là ?
— Il n’entrera pas ici, je te le promets… Tu le connais ?
— J’ai vu son visage. Son menton.
— Où ?
— Dans une pièce. Il était allongé sur un lit. (Silence.) Sauf que ce n’était pas un lit, c’était tout en métal. Et il y avait une chose dedans, comme ce plat sur lequel tu sers le rôti.
— Une gouttière ? dit Frau Drescher.
— Il avait les yeux fermés, mais c’était lui et…
— Et ?
Silence.
— Tu peux me le dire, Moot. Tu peux me le dire.
— Il n’avait pas de pantalon ni de chemise. Et il y avait ce monsieur en blouse blanche, comme celles qu’on porte en classe d’art. Mais le monsieur avait un couteau et il… Il…
… m’ouvrait le torse-, songea Théo. Une autopsie, et Moot était l’inspecteur qui regardait le légiste la pratiquer.
— C’était trop dégueulasse, dit le garçon.
Théo s’était approché peu à peu et il se tenait maintenant dans l’encadrement de la porte, derrière Frau Drescher. Comme il l’avait pensé, le gamin était allongé sur le ventre.
— Moot…, dit doucement le Grec. Moot, je suis désolé que tu aies vu ça, mais… mais il faut que je sache. Il faut que je sache ce que l’homme te disait.
— Je ne veux pas en parler, répliqua l’enfant.
— Je sais… Je sais. Mais c’est très important pour moi. S’il te plaît, Moot. S’il te plaît. L’homme en blouse blanche, c’était un docteur. S’il te plaît, raconte-moi ce qu’il t’a dit.
— Il faut vraiment que je le fasse ? demanda le gamin à sa mère.
Théo la sentait partagée. D’un côté, elle voulait protéger son fils d’une situation désagréable, et de l’autre, elle comprenait que quelque chose de bien plus important était en jeu.
— Non, tu n’es pas obligé, dit-elle enfin, mais ça aiderait beaucoup.
Elle traversa la chambre, s’assit sur le bord du lit et caressa les cheveux blonds en brosse d’Helmut junior.
— Tu vois, Herr Procopides, qui est ici, il a beaucoup de problèmes. Quelqu’un va essayer de le tuer. Mais peut-être que tu peux empêcher que ça arrive. Tu aimerais l’empêcher, n’est-ce pas, Moot ?
Ce fut au tour du gamin de se débattre avec son dilemme.
— Je crois que oui, finit-il par marmonner.
Il releva un peu la tête, regarda Théo et détourna aussitôt les yeux.
— Moot ? dit sa mère pour le motiver.
— Il a les cheveux teints, dit l’enfant comme si c’était une abomination. En vrai, ils sont gris.
Théo hocha la tête. Le jeune Helmut ne comprenait pas. Comment l’aurait-il pu ? Sept ans, et d’un coup il avait été transporté de l’endroit où il se trouvait : dans la cour de récréation, peut-être, ou dans une salle de classe, ou même ici, dans sa propre chambre. Transporté de là jusqu’à une morgue et confronté à un cadavre qu’on autopsiait. Il avait vu le sang épais s’écouler dans la rigole de la paillasse…
— S’il te plaît, dit Théo. Je… euh, je te promets de ne plus jamais me teindre les cheveux.
Le gamin resta silencieux encore un moment, puis il se mit à parler d’une voix hésitante.
— Ils ont dit un tas de mots bizarres. Je n’ai presque rien compris.
— Ils parlaient en français ?
— Non, en allemand. C’était bizarre, parce que je comprenais. L’autre monsieur, il n’avait pas d’accent, comme moi.
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