— Non ! s’écria Isabelle Martine. Ce serait une solution de lâcheté ! Ce qu’il faut faire au contraire, c’est rester et reprendre la maîtrise de notre environnement.
— Certains sont pourtant persuadés que l’évacuation est notre dernier recours, répliqua Enron d’un ton implacablement mesuré. Voilà pourquoi – ce sera mon deuxième point, si vous me permettez de continuer –, nous avons rempli les zones les plus proches de l’espace de dizaines, voire de centaines de satellites artificiels habités, bénéficiant d’agréables conditions climatiques artificielles, et construit des stations sous bulle sur Mars et les lunes de Jupiter.
— Il m’arrive de penser que les satellites habités sont la seule solution, lança Jolanda Bermudez, l’interrompant de nouveau de sa voix rêveuse. J’ai souvent envisagé, en désespoir de cause, d’aller m’installer là-haut. J’ai des amis à Los Angeles qui sont très intéressés par une implantation dans les L-5.
Ces propos ne semblaient s’adresser qu’à elle-même.
Pris par le mouvement de son propre monologue, Enron ne lui prêta aucune attention.
— Les colonies orbitales sont une réussite remarquable, mais elles n’ont qu’une capacité extrêmement limitée et leur construction est très coûteuse. Nous ne pouvons à l’évidence nous permettre de transporter la totalité de la population de la planète sur ces petits refuges dans l’espace. Mais il existe une autre possibilité d’évacuation qui, dans l’immédiat, semble encore moins réalisable : le projet de découverte et de colonisation d’une Nouvelle Terre, d’une taille comparable à la nôtre, dans un autre système solaire, où l’espèce humaine aurait une seconde chance.
— Une ineptie ! ricana Isabelle. Une idée stupide, absurde !
— C’est ce qu’il semble, en effet, approuva Enron d’un ton conciliant. Autant que je sache, nous n’avons pas de projet interstellaire fiable, pas plus que nous n’avons encore réussi à découvrir des planètes situées à l’extérieur de notre système solaire, et je ne parle même pas d’une planète où la vie serait possible pour nous.
— Je n’en suis pas si sûr, glissa Rhodes d’une voix dépassant à peine l’audible.
Tous les regards se tournèrent vers lui. Manifestement décontenancé d’être le point de mire, il but précipitamment le reste de son dernier verre et fit signe au serveur d’en apporter un autre.
— Vous dites que nous avons découvert une planète ? demanda Enron.
— Non, répondit Rhodes, mais nous avons un projet interstellaire. Disons que c’est une possibilité. J’ai entendu dire que des progrès considérables ont été récemment accomplis et que des essais très importants allaient être effectués.
— Vous avez dit « nous », insista Enron. Il s’agirait donc d’un projet de Samurai Industries ?
Son front s’était brusquement couvert de sueur. Son regard trahissait un intérêt plus profond qu’il n’eût peut-être voulu le montrer.
— Non, répondit Rhodes, en fait, c’était un « nous » collectif, pour parler de l’espèce humaine en général. S’il faut en croire la rumeur, c’est plutôt chez Kyocera-Merck que les recherches seraient bien avancées sur un projet de vaisseau spatial de ce type. Pas chez nous.
— Mais Samurai doit vouloir se lancer dans un projet similaire, reprit Enron. Ne fût-ce que pour demeurer compétitif.
— En fait, vous êtes certainement dans le vrai, fit Rhodes.
Il tressaillit, comme si quelqu’un lui avait donné un coup de pied sous la table. Carpenter le vit fusiller Isabelle du regard.
— Ce que je veux dire, poursuivit-il après un silence, l’air plus évasif, c’est qu’il y a aussi un bruit de ce genre qui court. Je ne suis pas en position de savoir s’il est fondé. Des rumeurs comme celle-là, nous en entendons tout le temps… Vous devez comprendre que, si des recherches de ce type étaient menées par Samurai, elles auraient lieu dans une division entièrement distincte de la mienne.
— Oui, fit Enron. Oui, cela va de soi.
Il resta silencieux quelques instants, picorant distraitement dans son assiette, réfléchissant de toute évidence à ce que Rhodes avait laissé échapper.
Carpenter se demanda s’il pouvait y avoir du vrai là-dedans. Un voyage interstellaire ? Une expédition vers un autre système solaire, une Nouvelle Terre à coloniser, à cinquante années-lumière ? Un second départ, un nouvel Éden. L’espace d’un instant, il fut abasourdi par les perspectives qu’ouvrait cette hypothèse.
Mais, pour une fois, Isabelle avait raison : cela ne pouvait apporter une réponse aux problèmes de la Terre. L’idée était trop extravagante. Plusieurs siècles seraient nécessaires pour atteindre une autre étoile, même si une autre planète, semblable à la Terre, pouvait être découverte quelque part ; et, si cela devait se réaliser, il serait impossible d’y transporter une partie assez importante des milliards de Terriens. N’y pense plus, se dit-il. Cela ne peut mener nulle part.
— L’espoir de voir aboutir un véritable projet de voyage interstellaire, voilà qui est très intéressant, fit Enron, retrouvant son assurance. Il va falloir que j’étudie cela de près, docteur Rhodes, mais un autre jour. Dans l’immédiat, intéressons-nous plutôt à la dernière option qui reste à l’humanité… celle dont je suis venu discuter avec vous, ce soir. Je parle, bien entendu, de l’utilisation de techniques génétiques permettant aux nouveau-nés de s’adapter à l’atmosphère de plus en plus toxique que les habitants de la Terre devront supporter.
— Pas seulement les nouveau-nés, précisa Rhodes dont les traits s’animaient pour la première fois depuis leur arrivée au restaurant. Nous cherchons également des moyens d’effectuer une restructuration génétique sur les adultes pour affronter les conditions qui nous attendent.
— Ah ! fit Enron. Vraiment très intéressant.
— Tous ensemble, nous deviendrons des monstres ! lança Isabelle. On n’arrête pas le progrès !
Carpenter se rendit compte qu’elle avait bu autant que Nick, mais elle supportait beaucoup moins bien que lui une telle quantité d’alcool.
— Je vous en prie, mademoiselle, fit courtoisement Enron avant de se retourner vers Rhodes.
— De combien de temps disposons-nous, docteur, avant que l’atmosphère terrestre n’atteigne le stade où la planète deviendra inhabitable pour les êtres humains dans leur constitution actuelle ?
Rhodes ne répondit pas tout de suite.
— Quatre ou cinq générations, dit-il enfin. Six au plus.
Les sourcils noirs d’Enron se soulevèrent.
— Si je compte bien, cela ferait cent cinquante ans ; pas plus de deux cents ?
— En gros, oui. Je ne veux surtout pas essayer d’être trop précis, mais les chiffres sont là. La couche de gaz à effet de serre qui entoure la planète laisse encore passer les rayons ultraviolets et empêche les infrarouges de s’échapper, ce qui fait que nous rôtissons à mesure que la chaleur augmente. Mais le pire est que l’isolant que constitue la couche d’ozone continue à se réduire. La lumière du soleil s’engouffre dans la trouée et brûle la planète comme un laser géant, accélérant tous les processus délétères qui vont s’amplifiant depuis deux siècles. Les océans crachent du méthane comme des saligauds. Les végétaux sur lequel nous comptions pour éliminer le CO 2de l’atmosphère grâce à la photosynthèse nous en fournissent en réalité un peu plus chaque année, en raison de la décomposition rapide de la végétation des nouvelles jungles humides qui prospèrent aux quatre coins de la planète. D’année en année, la composition chimique du fluide que nous respirons s’éloigne un peu plus de celle à laquelle l’évolution de notre espèce a permis de nous adapter.
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